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1933 - The Slash - Bloody to Fair


Chapitre Final : The Slash




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Vous possédiez un animal de compagnie autrefois, une souris. Vous aviez mis tout votre cœur dans cette souris, pour fonder à l'intérieur d'elle un monde qui vous appartienne exclusivement.


Hah. Je vous ai dit que je m'étais renseigné sur votre passé. Je sais tout ce qu'il y a à savoir à votre égard.


Mais un jour la destruction – ou plutôt la mort – s'est abattue et a tout emporté, si soudainement que vous n'avez rien vu venir. C'était inévitable : la souris était bien trop faible pour servir de réceptacle à votre monde.


Ne lamentez pas son trépas. Ce qui est fait est fait. Avez-vous songé à saisir cette opportunité pour recréer votre monde de zéro ? Pour transformer le monde et le façonner comme vous le désirez.


Vous n'avez qu'à m'aider, et alors oui : je ferai ce que votre souris n'a pas su faire, je servirai de réceptacle à votre monde. Racontez-moi. Décrivez-moi le monde que vous désirez. Confiez-moi tous les griefs que vous avez contre le monde tel qu'il est.


D'une certaine façon, ce que vous recherchez est enfermé en moi. Et d'ailleurs, c'est de ce monde que je viens…



— —



10h du matin

Siège de Nebula Corporation, New York

Le Mist Wall



Les murs du Mist Wall se dressaient à travers les rideaux de pluie, à peine visibles derrière cette véritable muraille liquide qui s'étendait des cieux. Tout en contemplant la forteresse blanche, Tim songeait à deux mondes. Le premier, celui de la souris qu'il gardait quand il était enfant. Le second, celui de l'homme à qui il avait dédié tout ce qu'il avait.


Ces deux êtres avaient renfermé en eux le monde de ses désirs les plus chers ; et c'est l'homme, Huey, qui le détenait encore à l'heure actuelle.


Quand il n'était qu'un gamin, tout ce qu'il pouvait faire, c'était observer avec envie le monde qu'il avait bâti en quelqu'un d'autre. Mais maintenant, les choses étaient différentes. Maintenant, le pouvoir était entre ses mains. Il avait la force d'extirper le monde qu'il avait créé à travers Huey Laforet, et d'en faire une réalité. Hélas, cette force ne suffirait pas à transformer entièrement le monde actuel.


'Je vais changer ce monde qui m'a rejeté. Je vais le changer de mes propres mains.'


Et pour y arriver, il avait besoin du pouvoir que Nebula gardait en sa possession. Tim serra le poing avec une détermination muette tout en songeant à sa mission. Derrière lui, les autres membres des Larvae faisaient une dernière fois le tour du Mist Wall.


"…Où est l'équipe de Christopher ?"


"Aucune idée, chef."


"Bon sang, Adelle… Bah. Laissez tomber. Je les ai laissés en dehors de mon plan précisément parce que je me doutais qu'ils risquaient de nous faire un coup comme ça. On entre toujours à l'heure prévue," dit Tim, en jetant un coup d'œil rapide à l'entrée du fameux gratte-ciel. Peut-être était-il encore trop tôt, à moins que ce ne soit la faute de la pluie battante, mais en tout cas c'était loin d'être la cohue aux portes de l'immeuble ; peu de gens circulaient dans le hall par rapport à d'habitude.


"Exactement comme prévu. On sera entrés et sortis de là avant qu'il y ait trop de gêneurs."


Tim s'autorisa à se relâcher un bref instant, sans cesser pour autant de monter la garde. Mais peut-être était-ce un peu prématuré de se détendre ; il s'écoula à peine dix minutes avant que quelque chose n'attire son attention.


"Mmm ? C'est quoi, ça ?"


Une voiture surgit d'un virage et ralentit progressivement jusqu'à s'arrêter devant l'immeuble. Cela n'avait rien de remarquable en soi, mais l'allure sophistiquée du véhicule noir criait "prestige" et "élite" à tous ceux qui posaient les yeux dessus, le distinguant au premier coup d'œil de la masse des automobiles anonymes de New York.


"…Un des dirigeants de Nebula ?" murmura Tim, légèrement intrigué par cette voiture de luxe. Quelqu'un sortit par la portière passager, et Tim eut le souffle coupé en apercevant l'homme en question ; il se raidit instinctivement.


"Bon Dieu !"


"Un problème, chef ?" demanda l'un de ses subordonnés, surpris par la réaction de son supérieur.


"Non… Non, ce n'est rien. J'ai cru voir quelque chose, je me suis trompé."


Tim inspira profondément pour retrouver son calme.


'Bordel. Mais qu'est-ce qu'il fout ici ?'


Il observa attentivement l'homme qui était en train de pénétrer dans le hall du Mist Wall, espérant presque que ses yeux lui jouaient des tours. Il suivit la silhouette jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière les portes en verre opaques, et murmura tout bas, "C'était… le sénateur Manfred Beriam…"



— —



Au même moment

Dans Little Italy



L'appartement était vaste et confortable, digne des meilleures suites d'un hôtel deux étoiles. Un homme franchit la porte, sa voix résonnant dans tout le bâtiment tandis qu'il remerciait le propriétaire avec effusion.


"Je ne sais pas quoi vous dire, cher ami ! Dire que vous nous avez même accordé un endroit où passer la nuit ! Je vous promeus ici et maintenant de simple ami au titre de très bon ami ! Vous n'imaginez pas tous les regards envieux qui vont se tourner à votre passage !" proclamait Christopher, en riant de bon cœur tout en s'avançant dans le hall.


"Merci. Je vous renverrai l'ascenseur un jour."


"Euh… Merci… enfin… Merci infiniment de votre sollicitude…"


Chi et Adelle le suivirent dans le couloir, offrant leurs propres remerciements à leur hôte. Le propriétaire du logement en question, un certain Firo Prochainezo, saisit rapidement un chapeau et une veste pour leur emboîter le pas, déterminé à ne pas les perdre de vue.


Après de longues tractations la veille, Christopher était finalement parvenu à convaincre Firo de les accompagner au Mist Wall. Puis, faisant remarquer de façon théâtrale qu'il commençait à se faire sombre, il mentionna comme si de rien n'était que lui et ses compagnons n'avaient pas d'endroit où dormir. Firo ne pouvait pas laisser sa seule piste lui filer entre les doigts, mais il ne pouvait pas non plus prendre le risque de présenter ces inconnus à la Famille Martillo. Il n'avait pas eu d'autre choix que de leur proposer de passer la nuit dans son appartement personnel, une offre que Christopher avait gracieusement acceptée.


Firo baissa le revers de son chapeau pour dissimuler son regard et il s'apprêtait à saisir un parapluie quand une voix enfantine l'interpella.


"Hé, Firo."


C'était Czeslaw Meyer, le garçon qui partageait l'appart avec Firo et Ennis.


"Oh, salut, Czes. Désolé du boucan cette nuit. Ne t'inquiète pas pour Ennis. Tout va bien se passer."


"Non, t'en fais pas, je sais qu'Ennis ne craint rien. Ce qui m'inquiète, c'est… eux."


Czes hésita, jetant un coup d'œil aux invités en question pour vérifier qu'ils n'écoutaient pas, puis il chuchota à Firo, "…Je pense que tu devrais faire gaffe à toi avec ces gens-là."


"Ouais, pas la peine de me le dire deux fois. J'ai bien remarqué qu’ils ne jouent pas franc jeu avec moi."


"Non, c'est pas ça. C'est… ah… Comment dire ?"


Czes fit une pause, réfléchissant à la meilleure façon d'exprimer son instinct avec des mots ; Firo attendit patiemment que le garçon finisse.


"Ils… Ils me font penser à…"


"À…?"


"…Ennis."


Firo réfléchit quelques secondes, sans trop savoir comment interpréter cet avertissement, mais très vite son visage étonné se mua en sourire et il se mit à ébouriffer les cheveux de Czes avec gentillesse.


"Ha ha ha, voyons, Czes. Quel rapport entre Ennis et ces cinglés ?"


"…Ouais, tu as raison. Désolé."


"C'est pas grave. Tiens, tu sais quoi ? Quand je reviendrai avec Ennis ce soir, on ira au resto tous les trois. C'est moi qui régale."


Firo envoya un dernier sourire taquin à son jeune protégé et se dépêcha de sortir, courant pour rattraper Christopher. Laissé seul à lui-même dans l'appartement, Czes le regarda partir tout en retournant le problème dans sa tête, toujours préoccupé par cette impression.


"…Si je ne me trompe pas… La seule personne qui aurait pu faire ça, maintenant que Szilard est mort, ce serait…"


Il se remémora une lointaine, très lointaine connaissance et prononça son nom à voix haute, saisi d'un frisson soudain lorsque le nom franchit ses lèvres.


"Huey… Huey Laforet…"



— —



Le Mist Wall

Sur le parking



La petite place pavée, si étroite qu'elle donnait presque l'air d'être compressée entre les deux bâtiments voisins, faisait vraiment maigrichonne pour un parking. Cela ne l'empêchait pas de remplir son office, et Jacuzzi et ses camarades durent se faufiler avec précaution entre les nombreuse voitures haut de gamme garées sur la place pour atteindre l'entrée du Mist Wall. À l'exception de Nice, Donny, et de Jacuzzi lui-même, ils portaient tous des tenues de travail blanches au lieu de leurs vêtements habituels. La petite armée d'hommes et de femmes de ménage blottis sous leurs parapluies regardaient leur chef et attendaient les ordres.


"J'espère qu'on va s'en tirer…" murmura Jacuzzi, en repensant à la discussion avec Tim.



"Juste histoire que tout soit bien clair, nous refusons d'être mêlés à un meurtre," avait expliqué Jacuzzi en soutenant le regard de Tim, la voix ferme et assurée pour une fois.


"Je sais, je sais. Tout ce que nous voulons, c'est que tes amis se déguisent en personnel de ménage, se rendent aux différents points prévus dans le bâtiment, et répandent le gaz quand on vous donnera le signal."


"C'est… Ce n'est pas du poison, dites ?"


"Tu veux que j'en respire une bouffée tout de suite pour te le prouver ?"


Jacuzzi ne répondit pas, gardant un œil suspect sur les sphères étranges que Tim tenait dans sa main. Au bout d'un long moment, il finit par soupirer et les prit.


"Qu'est-ce… qu'est-ce que c'est que ces trucs ? On peut vraiment endormir des gens avec ces choses ?"


"Ce sont des grenades à gaz, du même genre que les bombes fumigènes utilisées par ton amie au bandeau sur l'œil. Notre chef aime bien s'amuser à bricoler ce genre de gadgets."


"Euh… OK, soit."


"Enfin bref. D'après les plans que nous avons trouvés, il y a trois laboratoires dans l'immeuble. Le produit que nous recherchons est dans l'un d'entre eux. Nous nous occuperons de cette partie. Tout ce que toi et tes amis avez à faire, c'est répandre le gaz dans le bâtiment et distraire les gardes."


Tim tapota Jacuzzi sur l'épaule, en lui offrant un sourire creux et imperméable qui ne révélait absolument rien de ses pensées.


"Je compte sur toi pour ne pas nous laisser tomber, Splot."



"Je n'aime pas les gens qui prennent des otages pour faire pression sur les autres, alors…" commença Jacuzzi d'une voix résolue ; cependant, ses amis semblaient loin d'être aussi inquiets que lui.


"Ouais, ouais, Jacuzzi. On a pigé. On va les trahir en premier, c'est ça ?" dit l'un d'eux, en nettoyant ses ongles sur la manche de sa tenue blanche. Jacuzzi, Nice et Donny étaient les seuls à ne pas porter ces habits de ménage ; Tim les avait jugés trop reconnaissables pour se mêler au reste des employés, et leur avait dit d'aller attendre patiemment dans le restaurant au sommet du Mist Wall.


"Tu dis ça comme si on ne le faisait pas déjà à chaque fois."


"Je n'ai pas tout compris, mais je pense que ce que tu essaies de nous dire, c'est qu'on va se sortir de cette affaire en s'en mettant plein les fouilles, et que les autres n’auront plus que leurs yeux pour pleurer. Nan ?"


"Hyaha."


Ses camarades réagirent comme à leur habitude. Ils avaient beau sembler complètement inconscients de la situation, leur bavardage insouciant inspirait cent fois plus de confiance à Jacuzzi que n'importe quel discours savamment préparé.


"Ouais… Ouais, vous avez raison." Le gamin pleurnichard acquiesça avec assurance, se redressant sans hésiter. "On va les aider à voler cet élixir d'immortalité. Et ensuite, on va le leur faucher à eux."


Dans un monde parfait, Jacuzzi n'aurait pas été contraint de collaborer avec les Larvae, mais il lui fallait un atout dans sa manche pour pouvoir négocier avec les Martillo et les Gandor ; peut-être que cette Grande Panacée pourrait les sortir d'affaire. Dans les faits, le tueur aux cheveux roux qui faisait techniquement partie de leur gang serait celui qui s'occuperait de dérober le produit ; mais même sans lui, aucun des camarades de Jacuzzi n'aurait reculé à l'idée de dévaliser ces voleurs.


"On… on a réussi notre coup sur le Flying Pussyfoot sans problèmes, non ? Ç-ça va être du gâteau !"


Leurs exclamations enthousiastes résonnèrent sous la pluie, leurs voix tellement confiantes et hardies qu'elles étouffaient presque le son de l'averse.


Ils se réjouissaient, inconscients de ce qui les attendait dans les profondeurs du monolithe brumeux…



— —



Little Italy

L'Alveare



"Oh, salut, Ennis."


"Hé, Ennis !"


Ennis pénétra dans le restaurant familier, saluée par tous ses amis. Elle venait de finir de répondre personnellement à chacun quand Maiza s'avança et la salua à son tour.


"Bonjour, Ennis. Comment vont Isaac et Miria ?"


"Ah, M. Maiza. Hé bien, en fait…"



"Quelle réponse attends-tu de moi, Ennis ?"


Ç'aurait été mentir de dire que les mots de Ronnie la nuit dernière ne l'avaient pas troublée. Avec beaucoup d'effort, elle était parvenue à les écarter de son esprit pour le moment afin de s'occuper d'aller rassurer Firo ; elle était partie pour l'Alveare sitôt réveillée, après une nuit passée dans le bureau avec Ronnie, Isaac et Miria.


'Il est peut-être en colère contre Isaac et Miria, mais c'est lui qui a fait tomber leurs dominos, alors je vais lui demander de faire la paix avec eux. Il sera probablement en colère contre moi aussi… Il va falloir que je lui présente mes excuses.'


Pour sa part, Ronnie était parti voir Jacuzzi Splot pour un "entretien", et Isaac et Miria s'étaient empressés de s'inviter à le suivre, annonçant à cor et à cri qu'eux aussi aimeraient beaucoup discuter avec Jacuzzi.


"Je ne pensais pas qu'il les laisserait venir avec lui…" finit d'expliquer Ennis, soupirant intérieurement de soulagement en apprenant que rien de sérieux n'était arrivé pendant qu'elle était partie. Maiza réfléchit un instant, et fit de son mieux pour expliquer la logique du secrétaire de la Famille.


"Ah, il s'est probablement dit que les négociations se dérouleraient mieux s'il arrivait en compagnie d'amis de M. Splot. Et puis, il a un faible pour ces deux-là, tu sais."


"Vraiment ?"


"Oh, oui. Je ne sais pas quelle en est la raison, mais c'est indéniable."


Ennis offrit un sourire rassuré à Maiza puis tourna la tête vers la salle du restaurant, cherchant des yeux la personne à qui elle devait absolument parler.


"Ah… Excusez-moi, mais savez-vous où je peux trouver Firo ?"


"Il est probablement toujours dehors à ta recherche. Il me semble qu'il a pris sa journée pour ça, si je me souviens bien."


"Quoi ?!"


Une pointe de culpabilité commençait à lui transpercer le cœur quand la sonnerie stridente du téléphone vint interrompre ses inquiétudes. Sena décrocha le combiné et échangea quelques mots avec la personne à l'autre bout du fil, avant de se tourner vers Ennis et de lui tendre l'appareil.


"Tiens, Ennis. C'est pour toi."


"Pour moi…?"


'C'est peut-être Firo. J'ai intérêt à m'excuser pour tous les soucis que je lui ai causés.'


Elle se dépêcha de poser le combiné contre son oreille, des excuses déjà toutes prêtes sur les lèvres, mais—


"Salut, chérie," lui dit une voix inconnue. La seule chose qu'Ennis aurait pu affirmer avec certitude, c'est qu'elle appartenait à une femme ; Ennis ne l'avait encore jamais entendue.


"…Ah, euh… Excusez-moi, mais…"


"Ennis, c'est bien ça ? Je suis terriblement déçue par ton attitude, ma puce. Nous avons passé la nuit à t'attendre, mais tu n'es pas rentrée à la maison."


"Quoi ?"


Pour Ennis, 'la maison' signifiait l'appartement qu'elle partageait avec Firo et Czes. Qu'est-ce que cette femme faisait là-bas ? Ennis constata avec surprise que cette simple phrase avait suffi à la mettre dans tous ses états.


"Allô ? Qui êtes-vous ? Et qu'est-ce que vous me voulez…?"


"Oh, je suis sincèrement navrée. J'en oubliais de faire les présentations. Moi, c'est Liza. Je suis enchantée de pouvoir enfin te parler."


Un gloussement de rire béat résonna aux oreilles d'Ennis, et elle frissonna malgré elle. Liza poursuivit d'un ton brusque, comme si elle lui reprochait de se terrer dans le silence.


"Je vais être claire. Nous détenons Firo Prochainezo."


"Quoi…!"


Ennis fut submergée par le choc lorsqu'elle comprit le sens de la menace ; sa main se resserra dangereusement sur le combiné du téléphone.


"Enfin, détenons est un mot un peu fort, tu ne trouves pas ? Nous ne lui voulons aucun mal… pour le moment. Mais l'un de nos amis meurt positivement d'envie de te rencontrer et de discuter un peu, alors… Sois un ange, et rends-toi à l'endroit que je vais t'indiquer, tu veux bien ? Seule."


Elle ne voyait absolument pas ce qu'elle aurait pu répondre à ça.


"Quelque chose ne va pas, Ennis ?" demanda doucement Maiza à côté d'elle, ayant remarqué la façon dont elle s'était soudainement crispée. Mais Ennis ne pouvait pas lui répondre. Elle pouvait seulement attendre, captive bien malgré elle de la voix à l'autre bout du fil.


'C'est peut-être un malentendu ? Ou alors, Firo est toujours en colère contre Isaac et Miria et il essaie de me faire marcher ?'


Elle cherchait désespérément une raison de croire que ce coup de fil inattendu n'était qu'une plaisanterie, se raccrochant aux possibilités les plus absurdes, mais Liza vint réduire ses espoirs à néant.


"Mmm… Qu'est-ce que tu dirais du restaurant au sommet du Mist Wall ? La vue y est sublime, avec la verrière qui domine toute la ville. Nous nous retrouverons là-bas."


'Le Mist Wall…'


Ennis ne se rappelait que trop bien de ce nom. C'était l'endroit que Ronnie avait mentionné, l'endroit où attendait la mystérieuse femme avec sa lance, gardant la vérité qui la tourmentait.


"Oh, et ne pense même pas à amener un de tes amis avec toi, je t'en prie. Cette invitation s'adresse à toi et à personne d'autre. Elle ne concerne pas, par exemple, le charmant gentleman aux lunettes qui est assis juste à côté de toi…"


Ennis sursauta, et sentit un frisson glacial lui remonter le long du dos.


"Tu n'étais pas curieuse de savoir comment j'ai fait pour t'appeler à l'instant précis où tu es arrivée, mon cœur ?"


"Ah…"


Elle jeta un regard discret à gauche et à droite, mais elle savait déjà qu'elle ne verrait rien de particulier dans la salle. La voix dans le combiné se mit à glousser avec joie, comme si elle surveillait le moindre geste d'Ennis.


"N'oublie pas : les Jumeaux ont toujours un œil sur toi. Nous t'attendons…"


"Attendez… Attendez ! Qui êtes-vous ?!"


Liza se tut un instant, considérant la dernière question éperdue d'Ennis, puis répondit d'un ton moqueur.


"Je suis Liza. Mais mes amis…"


Ennis sentit son cœur se figer ; les paroles de Liza lui avaient littéralement coupé le souffle.


"Mes amis sont les dépositaires de l'héritage de Szilard Quates."



— —



"…Une seconde, vous êtes sûrs que Dallas est ici ?"


Firo pencha son parapluie en arrière et se tordit le cou pour observer le sommet de l'immeuble blanc, sans se préoccuper de la pluie qui lui coulait sur le visage. Il chassa les gouttes de ses yeux et se tourna vers ses trois compagnons, les fixant en attendant une réponse.


"Sûr ? Moi ? Je ne suis sûr de rien. Je ne peux que vous répéter ce que m'a dit Adelle. Pas vrai, Chi ?"


"Pourquoi tu me demandes à moi ? Dis-lui, Adelle."


"Aah. Euh. Oui ? L'un de nos collègues est, euh, en train de le surveiller. Alors il doit être à l'intérieur… probablement…"


Firo fronça les sourcils en entendant les explications hésitantes d'Adelle et se tourna de nouveau vers le Mist Wall, peu convaincu. Le gratte-ciel était d'une taille dérisoire par rapport à l'Empire State Building tout proche, et pourtant, une fois qu'on se tenait devant, on ne pouvait s'empêcher d'être intimidé en voyant jusqu'où s'élevait le sommet.


"Bon, il est où exactem—"


"Mais vous savez, Firo," interrompit Christopher l'air de rien, avec un air de sérénité absolue à mille lieues de celui de Firo qui rongeait son frein, "je dois vous avouer que je suis un peu étonné. Je ne m'attendais pas à ce que vous accompagniez des gens comme nous en public sans broncher."


Firo s'arrêta, forcé de prendre son mal en patience pour le moment, et examina une fois de plus ses trois compagnons de fortune.


La fille à la silhouette gracile qui portait un étrange bâton attaché dans le dos était la plus normale du lot. Ensuite, il y avait l'homme mince, tendu comme un fouet, aux deux bras entourés de bandages, qui s'abritait de la pluie sous une ombrelle rouge vif de style oriental. Et pour finir, le plat de résistance : l'homme aux yeux rouges et aux dents pointues, vêtu d'un costume antique avec une fraise autour du cou.


Christopher avait raison : aucune personne ordinaire n'aurait voulu qu'on la voie se promener en compagnie d'une troupe aussi fantasque.


'Alors pourquoi est-ce que ça ne m'a même pas traversé l'esprit ?'


Peut-être était-il tellement préoccupé par Ennis qu'il n'y avait pas prêté attention, mais Firo avait une autre théorie. Cela faisait trois ans qu'il côtoyait deux amis excentriques qui passaient leur temps à parader dans les rues de New York habillés, entre autres, en indiens d'Amérique, en clowns et en samouraïs japonais.


'Je me suis tellement habitué à voir des gens qui s'habillent n'importe comment que je ne m'en rends même plus compte ? Nan, quand même pas ?'


Il secoua la tête farouchement pour essayer de nier l'évidence, comme si admettre la vérité revenait à reconnaître qu'il était lui-même devenu aussi ridicule qu'eux.


'Bon sang… Tiens, c'est vrai ça, je me demande où sont passés Isaac et Miria.'


Il se sentait complètement dépassé ; peut-être que si ces deux-là avaient pu l’accompagner en ce moment, il aurait été un peu plus à l'aise. De toute façon, ça ne servait à rien de laisser courir son imagination : les deux voleurs n'étaient de toute évidence pas dans le coin.


'Ah, mince. Je n'aurais pas dû me disputer avec eux pour des bêtises.'


Il eut un rictus amer en songeant à sa propre stupidité, et referma son parapluie avant de pénétrer dans le Mist Wall.



"Qu'est-ce qu'ils… Ils se sont vraiment baladés dans les rues comme ça ?" s'interrogea Tim à voix haute, se massant les tempes pour essayer de dissiper le mal de crâne qui commençait déjà à l'assaillir. "Ils" désignait Christopher et compagnie, qui venaient de rentrer dans le luxueux hall d'accueil de l'immeuble.


Le hall ressemblait comme deux gouttes d'eau à un hall d'hôtel ; les murs s'ornaient d'une douzaine d'ascenseurs qui menaient sans doute aux nombreux départements de Nebula Corporation. Au centre on pouvait voir un comptoir d'accueil, comme ceux qu'on trouvait dans les grands centres commerciaux. Deux femmes étaient assises derrière le comptoir, accueillant avec une amabilité de circonstance et un sourire plaqué sur le visage les gens qui entraient dans l'immeuble.


À côté du comptoir se trouvait un petit salon ouvert à tous, avec plusieurs tables installées pour que les visiteurs puissent s'asseoir et patienter confortablement en attendant leurs rendez-vous. Tim était assis sur un siège et faisait semblant de lire le journal, surveillant discrètement l'entrée par-dessus son quotidien. Voyant qu'Adelle se séparait des autres et se dirigeait vers lui, il laissa échapper un soupir de soulagement silencieux.


'Si jamais c'est Christopher ou Chi qui était venu, j'aurais été forcé de faire comme si je ne les connaissais pas, ces fichus abrutis. C'est quoi cet accoutrement, non mais qu'est-ce qui leur est passé par la tête ?'


"Euh… Tim…"


"Vous êtes en retard. Ça fait des siècles qu'on est en position à vous attendre. On commence tout de suite."


Exceptionnellement, Adelle ignora la brusquerie de Tim et poursuivit sur sa lancée.


"Euh, Tim ? Peux-tu me dire où… où se trouve M. Genoard en ce moment ?"


"Hein ? Qu'est-ce que tu lui veux, encore ? Je lui ai dit de garder un œil sur Splot et ses amis, dans le resto au dernier étage. Il est toujours possible qu'ils se retournent contre nous." Il fit une pause, avant de rajouter, "D'ailleurs, il y a même une chance que Dallas soit de mèche avec eux, mais dans ce cas nous avons un otage pour faire pression sur lui."


"Je vois… Le restaurant au dernier étage…" murmura Adelle dans le vide, comme pour confirmer qu'elle avait bien entendu, avant de faire demi-tour brusquement et de retourner vers Christopher.


"Hé ? Adelle ?"


Tim était perplexe. Il avait envie de l'arrêter et de lui demander ce qu'elle fichait, mais il ne pouvait pas se permettre de se faire remarquer. Il reporta son attention sur l'équipe de Christopher, attendant de voir ce qui allait se passer. Adelle s'approchait de Christopher, de Chi et de…


"…Une minute, qui c'est celui-là ?"



"Euh… J'ai trouvé où il est, M. Prochainezo. Dallas est au restaurant au dernier étage."


"Wouah, incroyable ! Le dernier étage, hein… Merci," répondit en hâte Firo par dessus son épaule ; il fonçait déjà tout droit vers un ascenseur dont les portes venaient de s'ouvrir. Christopher n'essaya pas de l'arrêter, mais se contenta de faire au revoir de la main à son ami en souriant gentiment.


"Allons-y."


Il s'étira en faisant tourner son cou d'avant en arrière ; l'atmosphère autour de lui donna l'impression de trembler, de devenir pesante. Chi et Adelle remarquèrent que l'attitude de Christopher venait de changer… et ils plissèrent les yeux avec joie, tordant les lèvres dans un sourire cruel.


L'homme aux yeux écarlates s'avança rapidement et silencieusement jusqu'à Tim, et s'arrêta pour fixer du regard le chef des Larvae. De son côté, Tim gardait les yeux obstinément baissés sur son journal, faisant comme s'il n'était pas conscient de sa présence.


"Salut, Tim. Une source de toute confiance m'a informé que vos plans pour ce soir consistaient une fois de plus en une de vos opérations 'ni-vu-ni-connu', sans effusion de sang."


Silence.


"Vous faites toujours la même chose. Vous rassemblez vos pions dans la zone de l'opération, vous leur filez les ordres, puis vous allez vous installer dans un trou de rat bien à l'abri pour observer de loin, comme le roi des manipulateurs. Le nom de Larvae vous va à merveille. Vous êtes un parasite qui s'accroche aux gens pour les contrôler."


"…La ferme," chuchota Tim, juste assez fort pour que Christopher l'entende ; de loin, il donnait toujours l'air d'être plongé dans son journal. Christopher se tordait de rire, et il secoua la tête comme si la situation était vraiment irrésistible.


"Vous n'avez pas mené un seul coup de maître, mais d'un autre côté vous n'échouez quasiment jamais. Vous êtes si méticuleux qu'on a du mal à croire avoir affaire à un vrai génie ; vous donnez juste l'air d'être très malin. Attendez, c'est la même chose au fond, non ? Bah. Oubliez ça. Ne vous en faites pas, maintenant que nous sommes là, nous allons sublimer votre perfection en un vrai coup de génie."


Tim finit par se tourner vers Christopher, et aperçut seulement maintenant le large sourire sur son visage.


"…J'ignore ce que Huey t'a dit, mais je n'ai plus besoin de vous pour cette opération," répliqua froidement Tim, rembarrant Christopher d'une simple phrase. Mais l'homme qui était techniquement sous ses ordres se contenta d'agiter à nouveau la tête, l'image même de la résignation amusée.


"Bien sûr, Tim. Bien sûr. Vous n'avez pas besoin de savoir quel est l'objectif réel de Maître Huey."


"Quoi." Ce n'était pas une question. "Explique-toi tout de suite."


Christopher ne prit pas la peine de répondre, et ouvrit grand les bras tout en tournoyant sur lui-même.


"Bienvenue ! Bienvenue au pays des rêves ! Oh, je suis sincèrement navré, nous sommes en rupture de stock. Aimeriez-vous un cauchemar à la place ? N'abandonnez pas, Tim ! Je vous fais confiance pour agir de façon responsable en tant que chef… Après tout, ce n'est sûrement pas nous qui allons endosser la responsabilité des actes que nous allons commettre."


"Mais qu— Attends !"


Tim se releva avec précipitation, une main tendue vers son collègue pour l'arrêter, mais il était trop tard. Les longues jambes de Christopher avaient déjà franchi la distance qui le séparait du comptoir d'accueil.



"Joyeux Noël !"


Les deux réceptionnistes assises à l'accueil ne purent s'empêcher de fixer avec des yeux ronds l'homme à la tenue étrange qui venait de les saluer ; la situation était si absurde qu'elles en oublièrent temporairement leur professionnalisme.


"Ah… Euh… Bonjour, monsieur…?"


"Joyeux Noël ?" répéta Christopher, tournant cette fois la phrase comme une question. Les deux femmes se demandèrent s'il sortait d'un festival quelconque organisé à Broadway en ce moment. Quoi qu'il en soit, elles avaient un travail à faire ; elles retrouvèrent bien vite leurs sourires polis et l'une d'elles répondit, "Je suis navrée, monsieur. Il reste encore deux mois avant Noë—"


"Désolé, je me suis trompé. Je voulais dire Halloween."



Pour être honnête, cela ne fit quasiment aucun bruit dans le grand hall d'entrée. Mais même si le son était imperceptible, ceux qui assistèrent à la scène l'entendirent sûrement résonner dans leur cœur. C'était le bruit d'une lame s'enfonçant dans la chair.


Très exactement, la chair de son cou.


Le pistolet-épée de Christopher surgit dans sa main comme par magie, et d'un geste brusque, il planta le canon dans le cou de la réceptionniste. Le canon tranchant s'enfonça sans effort dans la peau. Il ne faisait aucun doute que la blessure était fatale. La femme ouvrait et fermait la bouche en silence, ses lèvres se tordant comme si elle essayait de dire quelque chose, mais on n'entendait que le gargouillement sourd du sang qui coulait par la plaie.


"Ah…"


Sa collègue assise à côté d'elle réalisa instantanément ce qui venait de se passer et elle ouvrit la bouche pour hurler…

Mais avant qu'elle puisse aller plus loin qu'une inspiration paniquée, un bout de métal acéré vint s'engouffrer dans sa bouche.


"Ahrrk… Ackk…"


Le pistolet dans la main gauche de Christopher était logé dans la gorge de la première réceptionniste, tandis que celui dans sa main droite venait de plonger dans la bouche de l'autre femme. Christopher resta une seconde dans cette position, les deux bras tendus. C'est seulement à cet instant que les coins de ses lèvres se retroussèrent dans un rictus cruel.


La femme à sa droite, encore raccrochée à la vie par un fil de plus en plus ténu, aperçut ce vilain sourire aux crocs grimaçants et finit par perdre conscience, l'esprit submergé par la douleur et l'épouvante. Durant le bref instant avant que sa vie ne s'achève, ses yeux perçurent le mouvement du doigt de Christopher sur la détente de son arme, ses oreilles perçurent le cliquetis du chien qui reculait et le bang de la poudre qui explosait ; heureusement, avant qu'elle ne puisse percevoir aucune autre sensation, son esprit s'éteint pour de bon.


Le bruit des coups de feu fut étouffé par le corps des victimes, et les passants à l'extérieur du bâtiment crurent seulement reconnaître des feux d'artifice lancés quelque part au loin. Mais ceux qui étaient dans le hall et avaient assisté au début du massacre muets de terreur n'eurent pas le luxe de se réfugier dans une telle illusion.


Du sang rouge vif gouttait lentement du canon des armes lorsque Christopher les retira des blessures ignobles qu'elles avaient créées, et les deux réceptionnistes s'effondrèrent sans vie comme deux poupées de chiffon, disparaissant derrière le comptoir avec un choc sourd. Il n'y avait pas masse de civils sur les lieux, mais chacun des employés et agents de sécurité de Nebula avait été témoin de la scène macabre. Il ne fallut pas plus d'un instant pour que le silence de mort se transforme en une cacophonie de cris horrifiés.


"Quoi… il a…"


Tim avait du mal à faire autre chose que cligner désespérément des yeux, son esprit luttant en vain pour comprendre ce qui venait d'arriver. Comme pour se moquer de sa confusion, Christopher rejeta la tête en arrière et se lança dans une rengaine espiègle sans prévenir.


"Farce ou friandise, farce ou friandise ! Donnez-moi de quoi régaler ma gourmandise ! Sinon, tant pis pour vous, je n'aurais qu'à tous vous tuer ! Et puis non, laissez tomber les friandises. Je pense que je vais tous vous tuer quand même !"


Les gardes et agents de sécurité se dépêchèrent de sortir leur propre pistolet, mais Christopher bougeait plus vite que n'importe lequel d'entre eux, et les seuls coups de feu qui éclataient dans le hall provenaient de ses armes.


"Regardez toutes ces corolles rouges qui fleurissent ! Des fleurs et des friandises, juste pour moi ! Toutes pour moi !"


Chaque détonation impitoyable était immédiatement suivie d'une autre, composant une mélodie funeste dont les notes mortelles s'abattaient sur chacun des gardes avant qu'ils puissent répliquer.


"Tra la la la la !"


"Mais qu'est-ce que tu fous ?" murmura Tim. Il avait voulu crier de toutes ses forces, mais sa gorge était tellement serrée qu'il ne parvint pas à dépasser le murmure. Il était couvert de sueur, et seuls les frissons qui le secouaient de la tête aux pieds lui confirmaient qu'il n'était pas en train d'halluciner toute la scène.


Les employés sans armes et incapables de se défendre se précipitaient à toutes jambes vers la sortie. Mais, pendant que Christopher laissait libre cours à sa folie meurtrière, les grandes portes en verre avaient été refermées, et l'entrée était barrée par de grosses planches en bois. Dehors, personne ne semblait s'approcher des portes ; une pancarte avait dû être installée devant pour signaler que l'entrée était bloquée. Cela n'arrêta pas les fuyards désespérés : planches ou pas planches, les gens étaient prêts à tout pour s'échapper de ce carnage, quitte à défoncer les portes. Et pourtant…


"…Créatures pitoyables."


Une ombre presque invisible passa devant l'entrée, se faufilant parmi les gens qui essayaient de fuir. Moins d'une seconde après, le sang coulait à flots de leurs gorges tranchées net, tandis que leurs jambes cédaient sans force sous leur poids. Ceux qui s'effondrèrent au sol ne se relevèrent pas ; des tâches rouge vif salissaient le marbre blanc là où ils étaient tombés, semblables à des flaques d'eau croupie qui souillaient la splendeur des lieux.


Les quelques chanceux qui avait échappé à l'attaque de l'ombre mystérieuse réagirent aussitôt et se précipitèrent vers les portes à l'autre bout du hall… Mais ils ne firent pas plus d'une dizaine de pas avant que des anneaux en argent étincelant ne surgissent de nulle part et ne viennent se planter dans leur crâne.


"Liza…"


Tim savait que ces armes ne pouvaient appartenir qu'à une seule personne et se mit à serrer les poings avec fureur, mais continua malgré tout à observer en silence, décidé à ne pas louper un seul détail de la scène autour de lui. Au premier abord, on aurait dit que le massacre avait été complet dans le hall ; mais quelques rares rescapés semblaient, apparemment par chance, avoir réussi à atteindre les sorties et s'étaient précipités au travers, disparaissant sous la pluie.


'Attends une seconde… Parmi ceux qui sont sortis, il n'y avait pas un seul employé de Nebula…'


Un coup d'œil rapide dans la salle lui confirma sa théorie. Tous ceux qui avaient été abattus portaient un badge indiquant leur nom, avec le logo de Nebula. Tim, s'apercevant avec surprise qu'il avait retrouvé son calme, prit une inspiration profonde et se décida à reprendre le contrôle de la situation.


"Qu'est… Qu'est-ce que vous foutez, putain ?!"


Christopher et ses compagnons cessèrent de bouger, leurs mains dégoulinantes de sang figées l'espace d'un instant par le cri sauvage de Tim.


"Qu'est-ce qu'on fait ?" reprit Christopher un moment plus tard, le même sourire candide illuminant toujours son visage. "Qu'est-ce qu'on fait, à votre avis ? Nous suivons le plan. Nous effectuons la mission. Nous obéissons aux ordres. Quels ordres, vous demandez-vous ? Hé bien, le premier c'est celui que vous nous avez donné, vous faciliter la tâche pour accomplir votre propre mission. Quand à l'autre… Celui-là nous a été donné par Maître Huey lui-même."


"Quoi…"


Adelle brisa le silence dans lequel elle s'était murée et poursuivit les explications de Christopher, d'une voix nerveuse mais se voulant apaisante, comme si elle avait senti la confusion de Tim.


"Euhh, Tim, disons que… Nous avons été contactés directement par Maître Huey par l'intermédiaire d-des Jumeaux. Il s'agissait d'un ordre adressé aux Lamia, pas aux Larvae… Et, euh, il nous a dit de… de tuer tous ceux qui travaillent aux bureaux de Nebula à New York…"


"Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ?!"


'C'est quoi ce délire ?!'


Tim savait que Huey Laforet refusait de tuer les personnes innocentes qui n'avaient rien à voir avec ses expériences. C'est pour ça qu'il n'approuverait jamais un acte de terrorisme pur et dur, comme ceux qu'avaient commis les Lemure autrefois. Pourquoi aurait-il décidé soudainement—


Une idée lui vint ; une idée terriblement simple, une idée épouvantable.


La troupe de Christopher n'avait tué personne en dehors des employés de Nebula.


Tim bâtit une hypothèse fiévreuse dans son esprit, sentant la bile lui remonter dans la gorge rien qu'à envisager cette possibilité.


"Ce… C'est pas possible…"


"Oh, mais bien sûr que si, chef !" cria Christopher comme s'il venait de lire dans son esprit. "C'est le plus grand honneur qu'on puisse imaginer ! Cet immeuble – non, tout ce qui est affilié de près ou de loin à Nebula – a été désigné comme un spécimen de Huey Laforet !"


Huey ne touchait pas à un cheveu de ceux qu'il estimait être de simples civils innocents… Mais il n'hésiterait pas à commettre des actes abominables, de quoi retourner l'estomac des gaillards les plus endurcis, sur ceux qu'il considérait comme ses cobayes. Tim le savait depuis longtemps, bien sûr, mais c'était la première fois qu'il assistait à une expérience d'une ampleur pareille.


"Que… Pourquoi."


"Il me semble vous l'avoir dit il y a à peine une minute, non ? Vous n'avez pas besoin de savoir ce qu'il pense. Et, bien entendu, nous non plus nous n'avons pas besoin de savoir. J'imagine que c'est pour ça qu'il ne nous a rien dit de ses raisons."


Christopher attendit une seconde que Tim réponde. Devant son absence de réaction, il reprit la parole pour expliquer la suite des événements.


"Alors, alors. Adelle et moi allons monter au restaurant au dernier étage pour tuer le cuisinier, les serveurs et tout le tralala. Chi, je veux que tu fasses tout l'immeuble en partant du bas, et toi Liza, pourrais-tu rester ici et t'occuper de finir tous ceux qui essaieraient de fuir, ma chère ?"


Chi et Adelle acquiescèrent sans un mot et partirent accomplir leurs objectifs respectifs. Christopher rejoignit Adelle dans un ascenseur partant vers le sommet, tandis que Chi empruntait l'un des escaliers de secours.


Tim se tint en silence au milieu de la pièce, observant les tueurs s'en aller… et il roula en boule le journal dans sa main avec une rage à peine contenue, avant de le jeter violemment par terre.


"Alors c'est comme ça, hein," dit doucement Tim, se mettant brusquement à sourire.


Son corps était secoué de tremblements dûs au choc et à la peur qu'il ressentait face à l'énormité de la situation dans laquelle il se retrouvait ; mais malgré tout, pour le moment, il souriait.


"Alors le chemin que j'ai emprunté était donc maudit. Cette voie que j'ai décidé de suivre… Mais je le savais déjà, non ?"


Ce n'était pas un sourire nerveux ; c'était un sourire qui signifiait sa résolution renouvelée envers le chemin qu'il avait choisi.


"…Très bien. J'ai déjà tout abandonné il y a huit ans de toute façon."



Tim consulta la montre à son poignet : l'aiguille des minutes indiquait le chiffre douze, celle des heures pointait sur onze.


"C'est l'heure."



Une fumée légère, presque une sorte de brouillard, commença à se former et à se diffuser dans les bureaux à chaque étage. Elle se dissipa très vite dans l'air, mais ses effets ne se firent pas attendre : tous ceux qui inspirèrent ne serait-ce qu'une bouffée du gaz se sentirent tomber, l'un après l'autre, dans un lourd sommeil.


Ignorant tout du bain de sang au rez-de-chaussée, Jacuzzi et ses amis – et aussi les membres des Larvae – firent leur premier pas en direction de leur objectif final.


Et ainsi, le chaos s'empara sans un bruit du Mist Wall.



— —



Le restaurant au dernier étage

Babel



Remontons quelque peu dans le temps ; et dirigeons-nous vers le restaurant Babel, la pièce maîtresse trônant au sommet du Mist Wall.


Les murs du restaurant étaient presque entièrement faits de verre, donnant l'impression aux convives de flotter au beau milieu du ciel. Bien que l'immeuble ne s'élève pas aussi haut que l'Empire State Building, les murs transparents du dernier étage offraient tout de même une vue saisissante sur les avenues et la baie de Manhattan. De plus, malgré le cadre prestigieux qu'offrait le Babel, le restaurant pouvait se vanter de proposer dans son menu une large gamme de plats allant du raisonnable au fastueux, et d'ouvrir ainsi ses portes à des clients issus de toutes les couches de la société.


"Hmmm… Alors c'est Nebula qui a la main mise sur tout, ici. Je me demande s'il existe au moins une chose qui échappe à leur portée ?" s'interrogea Nice à haute voix tout en mâchonnant un morceau de sandwich. Elle ajusta ses lunettes de façon à aligner proprement le verre droit avec le bandeau sur son œil et continua d'admirer la vue à l'extérieur.


"E-e-et si on changeait de place et qu'on allait s'installer un p-peu plus loin de la vitre ? Allez, ça vous dit pas ?" répondit Jacuzzi. Le chef de gang tremblait comme une petite bestiole aux abois et refusait obstinément de tourner les yeux en direction des murs de verre.


"On est mieux là que sur le toit d'un train en marche, si tu veux mon avis."


"J'é-, j'étais désespéré à ce moment-là ! Je n'avais pas le choix…"


"Oh, allez, Jacuzzi. Calme-toi et mange un morceau, tu veux bien ?"


"C'est bon, Jacuzzi. Mange toi aussi."


"O-on ne va quand même pas rester là à casser la croûte pendant que les autres prennent tous les risques…" murmura timidement Jacuzzi, jetant un bref coup d'œil vers la grande baie vitrée avant de détourner immédiatement les yeux.


Jacuzzi et Nice étaient installés à une grande table pour six personnes en compagnie de Donny, le géant mexicain qui prenait deux chaises à lui tout seul. Dallas avait choisi un siège un peu à l'écart des délinquants, et il était en train de dévisager son menu comme s'il avait un compte personnel à régler avec.


"Ne t'en fais pas, je suis sûre que tout va bien se passer."


"Ou-, ouais… T'as raison…" acquiesça Jacuzzi, laissant sa tête dériver vers le carreau par mégarde ; il glapit de terreur en apercevant la vitre, et tourna sa chaise vers l'entrée en gémissant.


Cela faisait un moment qu'ils attendaient ainsi en échangeant des bavardages sans intérêt quand un serveur s'approcha de leur table avec un visage contrit. On ne pouvait pas dire que Jacuzzi et ses compagnons se fondaient particulièrement bien dans la foule des clients habituels du restaurant, mais le serveur ne prêta aucune attention à leur dégaine un peu fruste et s'inclina devant eux comme il l'aurait fait devant n'importe quel politicien ou célébrité de renom.


"Messieurs-dames. Je suis terriblement navré, mais la salle est pleine, et l'un de nos clients qui attend d'être installé est très… pressé d'être servi. Pourrais-je vous demander de partager votre table avec lui ?"


"Ah… Ah, oui, pas de problème."


"Tu es sûr ?" chuchota Nice.


"Ce serait suspect de refuser," murmura Jacuzzi en retour.


Il se tourna avec un sourire accueillant pour saluer le nouveau convive.



"Mmm. Pardonnez mon intrusion."



Ronnie Schiatto prit place en face de Jacuzzi. Le jeune délinquant sentit son sourire se figer sur son visage, ses yeux s'affolant dans leur orbite tandis qu'il luttait pour se retenir de tomber dans les pommes. Il parvint tout juste à se maîtriser, et s'affaissa dans son siège la voix mêlée de sanglots.


"Pourquoi… Pourquoi ? Ici ?! Comment !"


"Simple tour de magie."


'C'est impossible !'


Jacuzzi avait envie de hurler sa détresse, mais les deux visages familiers qui surgirent dans le dos de Ronnie le coupèrent dans son élan.


"Salut, Jacuzzi ! Ronnie est vraiment un magicien fantastique, tu ne trouves pas ?"


"Il n'a même pas eu besoin de faire abracadabra ou hocus pocus pour te trouver !"


"Isaac ! Miria !" Jacuzzi écarquilla à nouveau les yeux, mais cette fois il était agréablement surpris de reconnaître ces invités inattendus. "Qu'est-ce que vous faites là tous les deux ?"


Ronnie eut un rictus, comme s'il se réjouissait de voir sa surprise faire son petit effet.


"Allons, allons. Terminons notre conversation, voulez-vous ? Sans bombe fumigène, cette fois."



Toutefois, il y avait un membre du groupe de Jacuzzi qui n'était pas tellement ravi de voir Isaac et Miria. En fait, il serrait les poings de toutes ses forces, réprimant des secousses de rage.


'Qu'est… Qu'est-ce que ces connards foutent ici ?!'


Le couple qui avait eu l'audace de le percuter en voiture était assis à peine deux sièges à côté de lui, en train de papoter joyeusement avec les gars qu'il avait embobinés. Ils avaient le visage béat, comme s'ils n'avaient jamais eu à se préoccuper de quoi que ce soit, comme s'ils ignoraient tout de l'agonie que le monde avait à offrir.


'Du calme, Dallas… Ce n'est pas encore le moment. Tu n'as pas de temps à perdre à t'occuper de ces deux pignoufs.'


Son visage était hideusement déformé par une colère noire, mais il parvint à la garder sous contrôle. Enfin, il la maîtrisa jusqu'à ce qu'une personne de plus s'approche de leur table, une personne dont la simple présence suffit à lui faire voir rouge.


"Ronnie ! Hé, Isaac, Miria ! Qu'est-ce ce que vous faites tous là ?"


Cette voix lui était tristement familière ; ce geignement qui l'avait toujours exaspéré lui fit instinctivement lever les yeux. Son regard tomba sur l'homme qui le foutait en rogne par dessus tout, qui l'enrageait tellement qu'il ne rêvait que de l'étriper avec le sourire. Pour Dallas, cet homme était la source de tous les maux de ce monde. Firo Prochainezo.



"Fiiiiiiiirrrrooooooooooooooooooo !"


Dallas se mit à hurler avant même d'avoir conscience de ce qu'il faisait, sa voix chargée d'une haine si pure qu'on aurait dit que c'était son âme elle-même qui était en train de sortir de ses poumons. Toute activité cessa dans le restaurant ; les clients comme les employés s'étaient tournés pour fixer Dallas.


"Dallas !" cria Firo à son tour, ses yeux s'éclairant d'une lueur de consternation lorsqu'il reconnut le voyou. Dallas se releva lentement de sa chaise et s'avança d'un pas résolu vers son pire ennemi.


"Laisse-moi juste… commencer par te remercier, trou du cul… Je ne pensais pas que tu m'épargnerais la peine de devoir aller te chercher pour te faire la peau…"


"M. Ge-Genoard ?!" s'exclama Jacuzzi, désorienté par cette explosion d'agressivité inopinée. Il commença à se lever pour arrêter Dallas, mais l'animosité terrifiante qui défigurait le visage de l'homme le dissuada de s'interposer. Firo, pour sa part, fit face à Dallas avec tout autant d'aplomb, leurs regards se heurtant de plein fouet.


"Dallas… Dis-moi où tu as emmené Ennis !" exigea-t-il, d'un ton sans réplique. Mais au lieu d'être accueilli avec la répartie narquoise qu'il attendait, il vit que Dallas hésitait.


"…Quoi ?"


Un ange passa entre les deux hommes.


On aurait pu entendre une mouche voler ; tout le monde retenait son souffle, attendant de voir ce qui allait se passer. Seule une personne osa briser ce moment figé dans le temps ; après avoir fixé le mur d'un regard pensif, Isaac claqua des doigts, son visage s'éclairant d'une lueur de reconnaissance lorsqu'il finit par se rappeler des événements de la veille.


"Ah !"


Son exclamation résonna comme un coup de tonnerre dans le silence, captant l'attention générale de la salle.


"Ha ha ha ! Ne t'inquiète pas, Firo ! Miria et moi avons secouru ta précieuse Ennis !"


"C'est nous les héros à la rescousse !"


"Hein ?"


Firo se détendit, toute sa fureur s'évacuant au fur et à mesure que les paroles de ses amis se frayaient un chemin dans son cerveau.


"Sé-, sérieux ?! Vous n'êtes pas en train de me faire marcher ?!"


Il abandonna complètement Dallas pour se précipiter vers Isaac et Miria, tournant la tête vers Ronnie comme pour demander confirmation. Ronnie se contenta de le fixer avec agacement et de marmonner, "Je suppose, oui."


"Vous… vous ne vous moquez pas de moi, hein. Ennis est vraiment en sécurité ?" les interrogea Firo, en s'affaissant avec soulagement.


Mais avant qu'ils puissent répondre quoi que ce soit, Dallas sortit finalement de la stupeur qui l'avait saisi en voyant Firo se détourner de lui sans plus d'attention. Le fait d'avoir été complètement ignoré, laissé de côté comme une vulgaire chaussette, ne fit que raviver sa hargne vengeresse. Ses yeux se remplirent d'un éclat meurtrier et il se jeta sur son ennemi juré.


"Je vais t'apprendre à me passer devant com—"


La chaussure de Firo percuta tranquillement le genou de Dallas.


"—mah ?!"


La main de Firo surgit et saisit le bras de Dallas au moment où il trébuchait. Puis Dallas sentit son corps faire un saut périlleux dans l'air, et roula cul par dessus tête avant d'atterrir sur le dos. Des applaudissement enthousiastes et même quelques cris de joie résonnèrent parmi les spectateurs. Ils n'avaient aucune idée de ce qui se passait, mais clairement le bien venait de triompher du mal.


Firo s'accroupit près de Dallas, en maintenant toujours la prise sur son bras. Il dévisagea avec curiosité la crapule qui se débattait, l'immobilisant sans difficulté.


"Hé ben, t'es toujours aussi mauvais, on dirait."


"Toi…"


Dallas avait les yeux ronds comme des soucoupes : il avait l'air encore plus furax qu'auparavant, si une telle chose était seulement possible. Mais coincé comme il l'était, il pouvait difficilement faire autre chose que foudroyer les chaussures de Firo du regard.


"Voyons, sois raisonnable. J'espère que tu ne t'attendais pas à t'en tirer aussi facilement après avoir enlevé Ennis, mon pote."


Finalement, la situation semblait se désamorcer sans trop d'agitation. Mais Ronnie, qui avait observé la scène avec un sourire vaguement amusé, fronça soudainement les sourcils.


"Qu'est-ce qui ne va pas, Ronnie ?"


"Tu ne te sens pas bien ?"


"Aha ! Je sais. Tu es énervé parce que Firo ne pensait qu'à Ennis, n'est-ce pas ?"


"Tu es jaloux, n'est-ce pas !"


Ronnie ignora Isaac et Miria, penchant la tête à l'écoute d'une voix que lui seul pouvait entendre. Il leva un doigt pour appuyer une fois sur sa tempe. Son expression s'assombrit, et il baissa la voix de façon à s'adresser uniquement à ceux qui étaient autour de la table.


"Voilà qui est fâcheux. Je ne m'attendais pas à ce qu'ils en viennent à de telles extrémités."


"Quel est le problème, Ronnie ?"


"I-il y a un souci ?"


Ronnie ferma les yeux tandis que Firo et Jacuzzi se tournaient vers lui avec inquiétude.


"…J'ai entendu des coups de feu au rez-de-chaussée."


"Que… Ronnie, nous sommes au dernier étage. Comment as-tu pu entendre quoi que ce soit au rez-de-chaussée ?" fit remarquer Firo. Ronnie n'avait même pas dit qu'il avait entendu des détonations "provenant" du rez-de-chaussée ; il avait dit "au" rez-de-chaussée, comme s'il se trouvait là-bas en personne, ce qui était bien sûr impossible. Mais Ronnie s'exprimait avec une conviction inébranlable.


"Je ne dirais pas que c'est un champ de bataille là en bas… Pas encore. Un champ de cadavres, plutôt… Une chose est sûre : ils ne sont pas là pour plaisanter."


Il avait l'air mortellement sérieux, mais en réalité, Ronnie Schiatto se réjouissait intérieurement de suivre le déroulement des évènements.


'Encore quelques acteurs, et toute l'équipe sera rassemblée sur scène…'



— —



Le Mist Wall

Entrée principale



"Qu'est-ce que tu en penses, Maria ?"


"Hmm… Ça ne m'inspire pas confiance, amigo. Il y des tonnes de gens allongés par terre là-dedans !" annonça Maria, en fouillant le hall des yeux à travers les portes en verre bloquées de l'intérieur. Derrière elle se tenaient non seulement Tick, mais aussi Vino, Chane, Fang et Eve.


"Ben, ils avaient parlé de gaz somnifère, alors ils sont sûrement tous endormis."


"Je ne pensais pas qu'ils seraient aussi casse-cou… C'est plus dangereux que je ne savais. Miss Eve, je crois qu'il serait mieux qu'on attende au dehors."


"Mais…" Eve hésitait, regardant tour à tour Fang et l'immeuble devant elle.


Son frère Dallas était à l'intérieur du Mist Wall. Son frère, celui qu'elle cherchait depuis si longtemps, était dans ce bâtiment, et quelque chose de bizarre était en train de s'y passer. Ce serait faire preuve de couardise que d'attendre tranquillement ici, à l'abri, alors que son frère courait peut-être un grave danger.


"Attends juste qu'on revienne, d'accord ? Si tu rentres à l'intérieur, alors le cuisinier va forcément vouloir te suivre. Tu ne voudrais pas le mettre en danger lui aussi, hein ?"


Eve acquiesça. Son dilemme la tracassait toujours, mais il fallait admettre que Vino avait raison.


"Très bien. Juste… Je vous en prie. Sauvez Dallas…"


"Ben, je le sortirai de là en vie, en tout cas. Non, attends, il est immortel, pas vrai. Pas de quoi s'inquiéter, alors," balança Vino avec désinvolture par dessus son épaule tout en se dirigeant vers les grandes portes vitrées du Mist Wall.


Eve et Fang firent demi-tour en s'abritant sous leur parapluie pour aller attendre dans le bâtiment de l'autre côté de la route, mais Maria interpella Eve au passage.


"Désolée pour hier," dit l'assassin avec un sourire.


"Pardon ?"


Eve remua nerveusement, se rappelant seulement maintenant que cette femme qui était presque devenue une amie lui avait posé une épée en travers de la gorge pas plus tard que la veille. Elle ne savait pas comment répondre dans ce genre de situation.


"J'ai vu que tu n'avais pas pleuré une seule fois la nuit dernière, amigo. Quand tu seras grande, tu seras une belle femme, digne et courageuse !"


"N-non, j'ai… j'ai juste pensé que…" Eve rougit, peu habituée à recevoir des compliments aussi directs.


"Quoi donc ?"


"Je pensais juste qu'une amie de M. Gandor devait certainement avoir de bonnes raisons de faire ce que vous avez fait," répondit Eve, et elle retourna son sourire à Maria. L'assassin était muette, et fixait la jeune fille avec des yeux sidérés.


"Tu n'es pas assez méfiante, amigo. Un de ces jours, tu le regretteras."


Maria avait voulu se montrer cinglante, mais Eve accepta l'avertissement sans sourciller.


"Je pense aussi, mais… ça n'a pas d'importance. Je suis prête à accepter ça."


"…Oui, tu seras forte, amigo," finit par répondre Maria après un instant de silence. Elle se sentait un peu jalouse de la détermination immuable qui brûlait dans le regard de la jeune fille.


'Est-ce que j'étais comme ça moi aussi, quand j'étais petite ?'


Que dirait la Maria d'autrefois si elle se voyait aujourd'hui, angoissée et pétrie d'incertitude ? Maria soupira avec amertume et se promit une fois de plus de ne reculer devant rien pour retrouver ce qui faisait son identité.


'Même si je dois me sacrifier pour la battre…?'


"Ah… Vous pouvez y arriver !" cria brusquement Eve ; elle avait sûrement remarqué l'air sombre qui s'était emparé du visage de l'assassin. En vérité, elle ne savait pas très bien quelles difficultés rencontrait Maria, mais les mots lui étaient sortis de la bouche comme par réflexe. Elle avait surpris suffisamment de détails dans les conversations de Tick et Maria cette nuit pour savoir que quelque chose de sérieux était sur le point de se produire. Elle rougit, un peu gênée, et s'excusa, "J-je suis navrée, mais vous aviez l'air si abattue… Il fallait que je dise quelque chose."


De tels encouragements auraient pu avoir l'effet inverse, mais Maria les reconnut comme des mots de soutien sincères et sourit avec gratitude ; elle fit signe de la main à Eve qui s'éloignait.


'Elle a raison. Finir sur une égalité, c'est comme si j'avais perdu.'


Maria avait hésité pendant une seconde, déchirée entre son instinct de survie et sa détermination à jouer sa vie pour obtenir sa revanche. Mais les encouragements naïfs de Eve avaient achevé de la convaincre. Il fallait qu'elle en réchappe, coûte que coûte.


'Il faut que je revienne m'excuser auprès de cette fille pour l'avoir prise en otage.'


Maintenant qu'elle avait décidé de ne pas mourir en vain, son sourire était joyeux et lumineux, aussi brillant que celui qu'elle affichait quelques jours plus tôt. Eve ignorait que ce sourire avait failli disparaître à jamais, et malgré tout son retour lui fit immédiatement penser à un rayon de soleil chaleureux perçant la pluie battante.


Elle sourit à son tour : "Elle est resplendissante…"



im12



— —



Une fois face aux portes mêmes, on pouvait voir la pancarte accrochée qui indiquait "INSPECTION DES ÉQUIPEMENTS DE SÉCURITÉ EN COURS. ENTRÉE RÉSERVÉE AU PERSONNEL AUTORISÉ." Toutes les entrées étaient verrouillées.


"Est-ce qu'on force le passage, amigo ?" demanda Maria en posant la main sur son katana, mais Vino se contenta de la fixer d'un air moqueur.


"Dis donc, tu veux rameuter tous les flics ou quoi ? Dans le principe de l'assassin silencieux, j'ai l'impression que la partie 'silencieux' t'échappe un peu, non ?"


"…Alors qu'est-ce que tu comptes faire, hein ?" répliqua Maria avec agacement. Au lieu de lui répondre, Vino tendit la main vers la tête de Maria et retira d'une main experte l'une des épingles à cheveux qui maintenait en place ses tresses épaisses.


"Ah ! Hé, qu'est-ce que tu fabriques, amigo ?!"


Dédaignant toujours de répondre, Vino s'agenouilla et enfonça l'épingle dans la serrure d'une des portes, en la tordant légèrement au passage.


"Wouah, M. Claire. Je ne savais pas que vous pouviez faire ça."


"Moi c'est Felix. Et ça fait un petit bout de temps que je m'y suis mis," répondit Vino, agitant l'épingle juste un chouïa, sentant la serrure sur le point de se débloquer…

Et soudain il aperçut quelqu'un qui approchait dans la vitre.


Ce n'était pas quelqu'un à l'intérieur, mais le reflet d'une personne qui s'avançait derrière eux. Vino sentit qu'elle n'était pas là par hasard et se retourna lentement. La personne qui arrivait était une femme portant un costume noir, et elle était trempée jusqu'à l'os ; elle ne tenait pas l'ombre d'un parapluie. Vino ne l'avait jamais vue auparavant, mais ses trois camarades la reconnurent instantanément : c'était la femme qui accompagnait le secrétaire de la Famille Martillo au Manoir Genoard.


Elle gardait les yeux braqués vers l'avant, courant tout droit vers les portes sans même paraître remarquer le groupe de Vino qui attendait déjà devant. Elle saisit la poignée et la secoua une fois, réalisa que l'entrée était verrouillée, et se jeta d'un pas en arrière, se pliant en arc de cercle comme si elle se lançait dans un pas de danse. Puis elle se mit à pivoter d'un tour complet, projetant sa jambe droit devant elle tout en sautant vers l'entrée. Toute la vitesse et l'énergie de son saut furent converties en force brute concentrée dans son pied qui heurta les portes vitrées de plein fouet. Un choc sourd résonna dans l'air, si violent et retentissant qu'on aurait pu croire que le bâtiment entier était pris dans un tremblement de terre. Un craquement sonore suivit lorsque la porte qui avait reçu ce coup de pied magistral sortit de ses gonds et s'écrasa par terre dans un tintamarre de métal plié et de verre brisé.


La femme rentra aussitôt par l'ouverture créée et s'arrêta quelques secondes, observant d'un air pensif les corps qui parsemaient le hall d'entrée. Toutefois, ce qu'elle cherchait ne devait pas se trouver là ; très vite, elle secoua la tête et appela un ascenseur, avant de disparaître à l'intérieur de la cabine. Juste au moment où les portes de l'ascenseur se refermaient, la serrure sur laquelle travaillait Vino émit un cliquetis, signalant à leurs oreilles que la porte devant lui venait de se déverrouiller.


"Hé ben, c'était bien la peine," dit Vino avec un sourire un peu penaud en se relevant. Il plaça une main sur le plat de la porte et commença à pousser vers l'avant, malgré le fait que la porte était conçue pour s'ouvrir en tirant vers soi. Le crissement atroce du métal en train de rompre vrilla les oreilles de tout le monde tandis que la porte commençait à se déformer et à plier lentement vers l'intérieur, passant outre le fait que sa conception rendait normalement cela impossible.


"Moi aussi je peux le faire, hein. Non mais quand même, elle est gonflée celle-là. Elle se prend pour qui, à débarquer comme ça et à me voler la vedette ? Quand je la retrouverai, elle n'a pas fini de m'entendre !"


"Du calme, amigo ! Tu n'es plus un gamin !"


"Qu'est-ce que tu racontes ? Adulte, enfant, c'est pareil pour moi. Tu peux dire que je suis un vrai gosse si ça t'amuse, mais ça ne change pas qui je suis," répondit Vino, parvenant bizarrement à avoir l'air vexé et amusé à la fois. Cependant, avant qu'il puisse élaborer plus avant, Chane s'avança devant lui et leva la tête, ses yeux dorés croisant ceux de Vino sans ciller. Un ange passa, puis Vino finit par ricaner avec amertume. "Ah, bon, si tu insistes, c'est d'accord, Chane."


"Mais elle n'a rien dit…"


"Ha ha ha, voyons Chane, ça ne se fait pas de dire ce genre de choses en public !"


"…Si c'est nous le public, pas de souci, tu passes déjà pour le roi des abrutis en ce moment, amigo," reprit Maria, fixant Vino avec inquiétude. Elle se tourna vers Chane, mais l'autre femme baissa les yeux pour éviter de croiser son regard, visiblement embarrassée.


"Vous êtes vraiment fou amoureux, n'est-ce pas, M. Claire ?"


"Oh, arrête, Tick, tu me gênes ! Et je t'ai dit que je m'appelais Felix."


Maria ne put que regarder avec ahurissement Vino qui frappait Tick sur l'épaule pour plaisanter avec un air faussement chagrin. Elle finit par détacher son regard de la scène et par secouer la tête en marmonnant, "…Dire que j'ai perdu contre ce type…"



— —



Le restaurant au dernier étage



"Votre attention, tout le monde. Dites-moi : aimez-vous la nature ?" dit l'homme en sortant de l'ascenseur. "Moi, je raffole de ce style de verrière. Regardez autour de vous, et dites-moi ce que vous voyez ? Rien ? Exactement ! Il n'y absolument rien à l'horizon aussi loin que porte le regard, trois cent soixante degrés de champ de vision entièrement dédiés à la nat— Attendez une minute, c'est l'Empire State Building là-bas, non ? Quelle publicité mensongère. J'exige d'être remboursé. Rendez-moi ma nature. Non mais c'est une injustice flagrante, vous ne trouvez pas ?"


Une femme à la silhouette fine et portant un bâton d'allure étrange sur le dos suivit l'homme aux yeux rouges hors de l'ascenseur, attendant sans un mot à ses côtés durant sa tirade enthousiaste. Les clients devaient penser à un spectacle organisé par le restaurant ; ils le fixaient avec curiosité mais ne semblaient pas particulièrement alarmés par son apparence.


"Mais qu'est-ce qu'il vient foutre ici, lui…"


Firo dévisagea Christopher du regard, tout en continuant toujours à coincer Dallas sans grand effort ; il avait l'air plus agacé que véritablement en colère.


'…Je n'ai qu'à faire comme si on ne se connaissait pas.'


Mais par un coup de chance – ou de malchance, qui sait – inattendu, Christopher repéra aussitôt Firo dans la salle.


"Nous nous retrouvons déjà, Firo ! Avez-vous mis la main sur le Dallas que vous cherchiez ?" l'interpella gaiement Christopher, faisant signe de la main à son ami. Les regards de l'audience captivée se tournèrent une fois de plus vers le jeune capo. Soudain conscient d'être la cible de toute l'attention, Firo devint rouge comme une pivoine. Derrière lui, Isaac et Miria chuchotaient furieusement, pointant du doigt les nouveaux arrivants.


"Regarde, Miria ! Cette fille qui vient de sortir de l'ascenseur ! C'est la magicienne d'hier !"


"Tu as raison, Isaac ! C'est incroyable ! Je parie que le spectacle vient de commencer !"


"Et l'homme qui est venu avec elle ! Ça c'est un sorcier ou je ne m'y connais pas ! C'est sûrement le vénérable maître qui lui a enseigné son art !"


"Il est tellement impressionnant !"


De leur côté, Jacuzzi et ses camarades regardaient alternativement Christopher et Adelle avec une inquiétude croissante, tandis que Dallas, lui, fixait Adelle avec un regard encore plus furibond que celui qu'il avait jeté à Firo. Seul Ronnie restait parfaitement imperturbable, son expression impassible montrant clairement que pour lui, tout ça n'était qu'une journée comme les autres.


Un silence inconfortable suivit, avant que Firo ne se décide à le rompre en soupirant, en se claquant la paume de la main sur le visage et en demandant : "Mais bon sang, qu'est-ce que vous fichez ici ?"


Christopher ne répondit pas, et se tourna tranquillement vers l'entrée de la cuisine.


"Excusez-moi. Pourrais-je m'adresser au responsable de ce charmant établissement ?"


Les employés échangèrent des regards incertains, ne sachant pas trop sur quel pied danser face à cet inconnu. Finalement, un vieil homme qui était en train de discuter avec les cuistots leva la main.


"C'est à quel sujet ?"


Christopher l'examina du regard, s'assurant que le vieil homme portait bien un badge Nebula… et il dégaina promptement son arme, visa et fit feu avant que quiconque ait le temps de réagir. La balle atteint l'homme pile entre les deux yeux, et il s'écroula sur le sol de la cuisine comme un sac de patates.


Et les cris de confusion et de terreur finirent par envahir le Babel à son tour.


"Bon Dieu ! Qu'est-ce que tu essaies de faire là, connard ?!" cria Firo, incapable de croire à la scène qui se déroulait devant lui. Mais même sa voix scandalisée se perdit dans le vacarme des hurlements de panique.



Cependant, un homme garda la tête froide au milieu du chaos, réagissant au désastre avant tous les autres.


"Donny !"


Le géant mexicain se mit en mouvement à l'instant même où la voix de Jacuzzi atteint ses oreilles, et souleva la table devant lui d'une seule main comme si elle était en carton ; il tendit le bras en arrière et balança son projectile droit sur Christopher. Le missile improvisé fendit l'air à une vitesse terrifiante.


"Ouh là."


Christopher esquiva la table sans même faire un pas de côté, penchant son corps en arrière jusqu'à se retrouver le dos pratiquement parallèle au plancher. Le meuble mortel lui passa par dessus, frôlant de peu le bout de son nez.


"Presque, mon ami. Tu auras plus de chance la prochai– Oh. Diantre."


Le temps qu'il se relève, Donny se dressait déjà devant lui. Le poing massif du géant se referma autour de son bras droit.


"Donny ! Coince-le par terre !"


"Oui…"


Donny suivit l'ordre de son chef et pressa de tout son poids pour écraser Christopher.


"Tu es un costaud, toi. J'en aurais presque la chair de poule."


Mais Christopher ne faisait que plaisanter : il agrippa sans difficulté la main libre de Donny dans la sienne et tendit ses muscles, repoussant lentement vers le haut la pression de Donny tandis que le mexicain appuyait de toutes ses forces.


"Argh… Jacuzzi… Il… Il est fort…"


"Il essaie de battre Donny au corps à corps ?! Mais il est dingue !" cria Nice, ébahie. Christopher l'entendit et eut un rictus, avant de balancer soudainement son centre de gravité.


"Moi ? Affronter un Béhémoth pareil à mains nues ? C'est une plaisanterie, j'espère."


Il secoua vivement son bras droit, se libérant de la prise de Donny, et se glissa entre les jambes du géant avec l'agilité d'un serpent.


"Bye bye, Gulliver," dit-il en souriant toujours, pointant son arme sur la tête de Donny. Mais un objet noir passa juste devant ses yeux. C'était une bombe aveuglante, l'une des spécialités de Nice.


"Oh ?"


Elle explosa, et la lumière aveuglante transperça les pupilles exposées de Christopher.


"Ah !"


Une silhouette se faufila à travers le flash lumineux, fonçant sur Christopher. Jacuzzi comptait se jeter sur le Lamia sans une arrière-pensée pour sa propre sécurité, la main tendue pour lui arracher son pistolet. Mais il s'arrêta net, sa charge interrompue à seulement un cheveu de son objectif.


La pointe brillante d'une lance avait surgi juste contre sa gorge, chatouillant la peau de son cou à la moindre respiration. Adelle se tenait face à lui, sa lance assemblée dans les mains et prête à frapper.


"Euh… Je suis navrée, M. Splot… Il est… enfin, il est avec nous…" murmura Adelle, le visage couvert de honte ; mais elle ne bougea pas d'un pouce. Jacuzzi la dévisagea avec furie, les yeux remplis d'une hargne inhabituelle. "Vous aviez promis de ne tuer personne !"


Adelle baissa la tête, embarrassée.


"Je suis désolée… Mais… euh…"


Elle se mit à sourire.


"Mais moi je ne vous ai rien promis…"


Jacuzzi sentit un véritable glaçon lui descendre le long de la moelle épinière.


'Elle est différente… Elle est cent fois plus effrayante que Tim…'


Ses pensées s'interrompirent à cet instant : quelque chose de froid et pointu venait de se poser légèrement contre sa tempe.


"Jacuzzi !" hurla Nice, la voix débordant de frayeur et de colère. Osant à peine respirer, Jacuzzi regarda du coin de l'œil et vit une lame étrange, fixée au bout d'un pistolet.


"Pas mal, pas mal du tout. Vous méritiez vraiment mieux que de finir comme les larbins de Tim. Je suis sincère," dit Christopher, souriant tandis que son doigt se resserrait contre la détente.


Même les clients affolés cessèrent de crier, se figeant comme une statue tandis que le doigt de Christopher rapprochait la détente plus près, toujours plus près du point fatal. Certains d'entre eux détournèrent les yeux ; les autres n'arrivaient pas à s'arracher de la transe dans laquelle ils étaient plongés.


"Arrêtez ça tout de suite," dit Firo qui était toujours accroupi au sol pour bloquer Dallas. "Je ne sais pas quelle idée tordue vous avez derrière la tête, mais vous allez arrêter tout de suite."


"Je vous ai dit de quoi il s'agissait, non ? Tout ça fait partie de notre boulot, mon ami."


"…C'est quoi ce job de taré, qu'est-ce qui justifierait une merde pareille, pauvre crétin ?!"


Christopher sourit d'un air gêné, comme s'il ne s'attendait pas à déclencher une telle fureur.


"Allons, tout doux. Pour être franc, je ne comptais pas tuer notre ami tatoué ici présent. J'ai juste besoin que tout le monde respire un bon coup et retrouve son calme, histoire de me faciliter un peu la tâche, et pour ça il me faut un otage. Vous comprenez, n'est-ce pas ? Ça vous va comme ça ?"


Christopher avait l'air parfaitement détendu, au contraire de Firo dont les traits étaient déformés par l'angoisse. Le jeune camorrista se releva avec prudence.


"Argh." Dallas émit un cri étouffé lorsque Firo lui enfonça délibérément son genou dans le cou, et il s'étala sans force en tournant de l'œil.


"Alors je peux vous servir d'otage, si c'est ce que vous voulez. Lâchez ce gamin, OK ?"


Christopher resta silencieux un moment, considérant la proposition de Firo. Ce fut vite réfléchi, toutefois, car il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.


"Ha ha ha ha ha ha ha ha ! Non, non, non non non non non, non. Non. Je suis désolé, Firo, mais c'est non."


"Pourquoi !"


"Enfin, nous avons dormi sous le même toit, n'est-ce pas ? Nous avons rompu le pain ensemble ? Comment pourrais-je retenir en otage un de mes amis les plus chers ?"


"…Je vais vous éclater la tête si vous ne me donnez pas la vraie raison tout de suite."


Christopher céda, et avoua la vérité à Firo.


"Mais Firo, voyons… Comment pourrais-je vous prendre en otage s'il m'est impossible de vous ôter la vie ?"



— —



L'enfer remonta des profondeurs de l'immeuble.


Du sang. Du sang. Du sang. Du sang. Du sang. Du sangdusangdusangdusangdusangdusang. Les couloirs étaient peints de la couleur de l'enfer, un enfer rouge sang.


L'enfer surgit pour s'emparer de l'âme des damnés avant même qu'ils aient le temps de crier, taillant un sourire sanguinolent dans leur gorge par lequel s'échappait leur dernier souffle. L'enfer s'empara de tous sans exception, tranchant leur cou avant même qu'ils n'aient réalisés ce qui était arrivé à leurs camarades. L'enfer descendit sur Terre, annoncé par un prophète dont la vitesse et la précision n'avaient d'égal que la cruauté.



"Ils parlaient d'environ mille deux cent employés dans le bâtiment. Je vais probablement devoir en éliminer cinq cent à moi tout seul. Tu parles d'une corvée," râla Chi en sortant du bureau. "Ça irait plus vite de faire s'effondrer l'immeuble entier, mais… Hmph. Je suppose qu'il y aurait trop de victimes innocentes."


Les murs derrière lui avaient abandonné leur couleur blanc pâle en faveur d'une sombre teinte écarlate. Moins de trente secondes s'étaient écoulées depuis que Chi était entré dans le bureau, mais ce court laps de temps lui avait largement suffi pour égorger plusieurs douzaines d'employés de Nebula.


"…Je perds plus de temps à vérifier leur identité à chaque fois qu'à les tuer. C'est limite si je ne souhaiterais pas qu'on puisse faire comme les Lemure et s'en donner à cœur joie… Hmm ?"


Chi s'arrêta, apercevant deux silhouettes qui rampaient au bout du couloir. Deux hommes, portant des tenues de personnel d'entretien, avançaient lentement vers lui sur leurs coudes et leurs genoux comme des soldats pris entre deux feux sur le champ de bataille.


"…Hé, Nick, regarde. Il y a quelqu'un qui s'approche de nous."


"Hein ? Attends, tu veux dire que le gaz n'a pas encore atteint cet étage ? On peut se relever alors…"


En entendant leurs paroles, Chi réalisa à qui il avait affaire.


'Alors ce sont eux les appâts qu'Adelle a mentionné.'


Chi plissa les yeux et observa Nick et Jack se remettre debout ; les deux membres du gang de Jacuzzi époussetèrent tranquillement leurs pantalons en se redressant.


"Pfiou, je sais qu'ils nous ont dit de raser le sol, mais c'est pas une partie de plaisir de faire la chenille dans cette poussière, hein ?"


"Une minute, vous n'avez pas l'air de bosser ici. C'est vous les renforts dont parlait le mec, là, Tim ?"


'Créatures pitoyables. Ils ne savent même pas qu'ils sont voués à boire l'élixir incomplet et à passer le reste de leur existence comme cobayes de laboratoire.'


Peut-être aurait-ce été leur rendre service que de mettre fin ici et maintenant à leur misérable vie. Chi lécha d'un air distrait la lame d'une de ses griffes, absorbé par ces pensées morbides. Mais l'instant d'après, quelque chose attira son attention et il se figea sur place.


"Hein ?"


"Il y a un problème, l'ami ?"


"Il comprend l'anglais, à ton avis ?"


Chi ignora les deux bouffons et se retourna aussitôt, espérant de toutes ses forces qu'il faisait erreur.


"Hé…"


"Mais qu'est-ce qui lui prend ?"


Chi les abandonna à leur sort et repartit en courant d'où il était venu.



Quelques minutes plus tard, Chi jaillit à travers la porte de l'escalier de secours en manquant de peu la défoncer, et se mit à grimper les marches quatre à quatre en direction du sommet.


"Comment ai-je pu faire une telle bourde… Je me suis laissé absorber par le plaisir du massacre !" grogna Chi avec amertume, enfilant les marches les unes après les autres à une vitesse qui défiait l'entendement.


"Est-ce qu'il le savait ? Est-ce que Maître Huey était au courant ?!"


Chi avait choisi d'emprunter les escaliers au lieu d'attendre l'ascenseur, et il progressait à une telle vitesse que l'ascenseur aurait eu du mal à le suivre. Il était déjà à mi-chemin du Babel quand son pied dérapa ; dans son élan, ses jambes s'emmêlèrent et lui firent heurter le sol de plein fouet. Il ignora la douleur et se releva malgré l'impact en hurlant de toutes ses forces vers le sommet du gratte-ciel.


"Sauve-toi… Sauve-toi, Christopher !"



— —



Tim était en train de traverser les centres de recherche situés en haut de l'immeuble.


Les Larvae avaient coupé les lignes téléphoniques dès qu'il leur avait donné l'ordre de débuter l'opération, isolant complètement le Mist Wall du monde extérieur. Si le gang de Jacuzzi avait fait son boulot correctement et répandu dans le bâtiment le gaz qu'il leur avait confié, alors on pouvait considérer que le Mist Wall était presque totalement paralysé.


'Non, pas presque. Si Christopher et sa petite équipe sont toujours en train de s'amuser comme tout à l'heure, alors cet immeuble est déjà condamné.'


Tim avait décidé de ne pas se tracasser inutilement. Le plan réel de Huey n'avait aucune importance. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de suivre les ordres. Il garda cette résolution fermement inscrite dans son esprit tout en arpentant les couloirs quasi déserts à vive allure.


"Il n'était pas dans les deux labos que nous avons fouillés, alors il ne reste plus qu'ici…"


Mais quand il arriva à l'entrée du dernier laboratoire, il tomba sur deux de ses subordonnés penchés sur la porte. Ils avaient l'air de se débattre avec la serrure.


"Rapport sur la situation ?"


"Ah, chef. Désolé, c'est plus difficile que ce qu'on avait prévu. Les verrous de cette entrée sont beaucoup mieux renforcés que ceux d'avant."


"Je vois. C'est sûrement ici qu'ils gardent le produit."


Tous les renseignements que leur avaient transmis les Jumeaux, les espions de l'organisation, indiquaient que ce laboratoire était celui qu'ils cherchaient. Apparemment, l'endroit était vide de toute présence humaine durant la journée, et on n'y voyait de la lumière qu'en pleine nuit. Autrement dit, ce secteur tournait indépendamment du reste de l'immeuble.


'Mais dans ce cas, je me serais attendu à une sécurité beaucoup plus vigilante ici. Je sais que tout le bâtiment est en état d'alerte, mais il aurait dû y avoir au moins un ou deux gardes en poste à cet endroit…'


La porte finit par s'ouvrir, et Tim oublia ses soupçons. Ses deux subalternes s'infiltrèrent prudemment pour lui ouvrir la voie, et Tim leur emboîta le pas sans méfiance, certain qu'il ne risquait pas d'être dérangé pendant qu'il parcourait la masse de documents et d'équipement.



"Il n'est pas là ? C'est quoi ce délire ?"


Le dernier labo contenait uniquement des machines d'apparence diverse. Il n'y avait aucune trace d'un produit ou d'un quelconque matériau qui aurait été traité par tout ce matériel de recherche.


"Est-ce qu'ils l'ont déplacé ailleurs ? Bon sang, maintenant que j'y pense, le dernier rapport des Jumeaux date d'il y a trois jours. S'ils l'ont bougé depuis… Est-ce qu'ils s'attendaient à notre venue ?"


Une demi-douzaine de possibilités défilèrent dans son esprit en l'espace de quelques secondes, mais le spectacle devant lui ne changea pas. Le produit qu'ils étaient venus chercher n'était pas là.


"Je vais devoir interroger l'un des chercheurs, alors… Pff. Je ne voulais pas montrer mon visage à qui que ce soit… Bah, de toute façon, je suppose que Christopher s'occupera des témoins."


"Vous perdez votre temps," dit une voix derrière Tim. Lui et ses acolytes se jetèrent aussitôt à couvert derrière un bureau, tournant la tête pour faire face à cette menace inconnue. "Ce que vous cherchez n'est pas ici," continua la voix. "Chacun des renseignements qui vous ont mené ici n'était destiné qu'à piéger Huey Laforet."


Le propriétaire de cette voix s'avança dans la pièce, révélant son visage à tous. C'était un homme dans la force de l'âge, quelqu'un que Tim reconnut immédiatement. Il ne le connaissait pas personnellement, mais cela faisait longtemps qu'il entendait parler de lui. Derrière cet homme se tenait deux autres personnes en costume noir qui avaient tout l'air de gardes du corps.


"Sénateur Beriam ? Comment… Mais qu'est-ce que vous fichez ici ?"


"J'entretiens des relations très proches avec les échelons supérieurs de Nebula depuis quelques temps ; on pourrait dire que je finance les recherches qu'ils mènent ici. Oh, et je ne peux pas nier que j'étais curieux de voir d'un peu plus près l'un des apprentis les plus renommés de Huey Laforet. J'avais invité le président du groupe à se joindre à nous, mais il est assez timide. J'ai entendu dire qu'il serait parti en vacances depuis hier."


"Oh, c'est bien aimable à vous de prendre le temps de venir me rendre visite. En fait, c'est un coup de chance pour nous deux, vu que vous devez pouvoir me renseigner. Ça vous embêterait de me dire où je peux trouver l'élixir incomplet ? Vous financez ce projet, alors vous devez au moins avoir une petite idée de l'endroit où il est stocké."


Le sénateur Manfred Beriam était un homme puissant, et il se tenait avec l'assurance de celui qui était parfaitement conscient de ne pas être le premier venu. Il dévisagea Tim avec des yeux acérés qui semblaient analyser le moindre de ses mouvements, mais Tim soutint son regard sans broncher, continuant le bluff jusqu'au bout.


'C'est tout ce que je peux faire pour le moment. Bon sang, si Adelle était là…'


Tim n'était pas entraîné au combat et ses deux acolytes non plus ; le seul atout qu'il avait en réserve était le pistolet planqué dans sa poche de veste. Il doutait que ce lui soit d'un grand secours face aux deux gorilles qui encadraient Beriam.


"Je viens de vous le dire. L'élixir n'est pas ici."


"Vous pensez que je vais avaler ça ?"


"Vous vous êtes trompé d'endroit."


"Quoi ?"


Tim jeta un regard prudent autour de lui avant de se tourner à nouveau vers Beriam, déstabilisé par les paroles du sénateur.


"Pensez-vous vraiment que cette pièce minuscule puisse suffire à accomplir mes desseins ? Pensez-vous qu'une chose aussi terrible et grandiose que le secret de l'immortalité puisse être enfermée dans un espace aussi étriqué ?"


"…Mais qu'est-ce que vous racontez ?"


Un sourire vicieux apparut sur le visage habituellement impassible de Beriam.



"C'est cet immeuble, le Mist Wall tout entier, qui me sert de laboratoire."



— —



Babel



"Alors vous le saviez ?"


"Quoi donc ?"


"Pour moi. Vous saviez depuis le début, et vous avez eu le culot de…"


Christopher soupira et secoua la tête, comme s'il était déçu de voir Firo s'emporter ainsi.


"Non, non, non. Ce n'était qu'une pure coïncidence au début, je vous assure ! Quand je vous ai rencontré sous la pluie, je n'avais pas la moindre idée que vous étiez en réalité un… enfin, vous voyez. Je ne pense pas que je devrais vendre la mèche devant autant de témoins, non ? Ne vous en faites pas. Motus et bouche cousue. Je n'oserais pas imaginer une seule seconde trahir ainsi le tout premier ami que je me suis fait de ma vie à New York."


"Je ne suis pas d'humeur à plaisanter, Christopher."


Personne ne prêtait attention aux fanfaronnades du tueur ; sauf peut-être quelques rares clients qui avaient suffisamment gardé la tête froide pour l'écouter sans s'affoler, mais ils n'avaient aucune idée de ce qu'il essayait de sous-entendre.


'Merde, je ne pensais pas qu'il savait que j'étais immortel…'


Firo ouvrit la bouche pour poser une autre question et essayer de faire un peu la lumière sur l'identité de son mystérieux "ami", mais ses mots furent étouffés par un tintement bruyant. C'était la sonnerie d'un des ascenseurs qui indiquait que la cabine venait d'arriver à l'étage.


"Oh ? Je me demande qui cela peut être."


Le restaurant occupait la totalité du dernier étage, alors il n'avait pas d'entrée à proprement parler. Le hall devant le comptoir menait directement à trois ascenseurs qui étaient reliés au rez-de-chaussée. Christopher trottina jusqu'à l'ascenseur qui venait de sonner et attendit que les portes s'ouvrent, les yeux étincelant d'une curiosité gourmande. Mais quand les portes finirent par s'écarter, il n'aperçut personne à l'intérieur.


"Hmm ? Un des gars de Tim s'est trompé de bouton ?"


Il s'approchait avec curiosité, passant la tête pour regarder à l'intérieur, quand un pied jaillit comme l'éclair au-dessus de lui et vint s'écraser pile dans son visage.


"Eurgh," s'exclama Christopher, ses pieds décollant du sol tandis qu'il s'envolait sous l'impact.


"Christopher !"


Adelle, complètement prise de court par l'attaque inattendue, écarta sa lance de Jacuzzi et se précipita auprès de son compagnon étendu au sol. Les clients du restaurant, de leur côté, réalisèrent que le tueur fou était temporairement hors de combat et prirent leurs jambes à leur cou en direction des issues de secours, se poussant mutuellement dans une cohue monstrueuse.


Et finalement, la personne à l'origine de ce coup de pied subreptice sortit de la cabine d'ascenseur. Ennis examina avec inquiétude la foule de civils paniqués qui fuyaient autour d'elle, son regard sautant rapidement de gauche à droite comme si elle cherchait quelque chose ou quelqu'un en particulier. La personne en question réagit sitôt qu'il la reconnut.


"Ennis !"


Ennis pivota sur elle-même en entendant la voix de Firo, et accourut en un instant aux côtés de l'homme dont, techniquement, elle faisait à moitié partie.


"J-je suis soulagée… J'avais tellement peur, Firo !"


La plupart des clients ignorèrent leurs touchantes retrouvailles pour se concentrer sur leur fuite, disparaissant les uns après les autres par l'escalier de secours. Soudain vidé de toute présence humaine, le restaurant avait l'air étrangement maussade. Seules quelques personnes étaient restées : Jacuzzi, Firo et Christopher, ainsi que leurs camarades respectifs.


"Ouille ouille ouille…"


Un cri de douleur pas convaincant pour deux sous vint briser le silence qui s'était installé dans la salle déserte.


"Ohh, j'ai mal. Ohh, ma pauvre mâchoire. Ohh, que de souffrance. Dire que même mes propres parents n'avaient jamais levé la main sur moi, sans parler du pied…"


Christopher se releva sans se presser, l'air en pleine forme et absolument pas blessé, tout en souriant à Ennis.


"Même si nous n'avons jamais eu de parents, en fait."


Il épousseta la saleté de ses habits et envoya un clin d'œil espiègle à Ennis, comme s'il la connaissait depuis toujours.


"Je suppose que vous en savez quelque chose, vous aussi, hein ?"


Ennis se figea ; son visage émanait une telle détresse que Firo ne put s'empêcher de le remarquer. Sa mâchoire se raidit et il se tourna une fois de plus vers Christopher.


"Qui êtes-vous ? Répondez-moi sérieusement, ou je vous jure que vous allez le regretter."


"Je n'ai jamais de regrets, car je suis toujours mortellement sérieux. Mmm. Bon, je suppose que je peux vous avouer la vérité. Voyez ça comme un petit cadeau de ma part, pour célébrer cette rencontre mémorable. Ce n'est pas tous les jours que j'ai la chance de retrouver ma petite sœur, perdue de vue depuis si longtemps…"


"Petite… sœur ?"


Christopher sourit, profitant avec délice de la confusion de Firo tandis qu'il commençait à révéler le secret qu'Ennis était avide de connaître.


"Nous avons été créés d'après les travaux de recherche de Szilard Quates. Nous sommes des homunculi imparfaits."


Firo et Ennis restaient muets, attendant qu'il continue. Jacuzzi et ses amis, éberlués comme pas permis, fixaient alternativement l'homme aux yeux rouges et le capo des Martillo sans arriver à prononcer un seul mot. Ronnie, qui était resté assis durant tout ce fatras, ne faisait montre d'aucune réaction particulière, et Isaac et Miria avaient disparu pendant qu'on ne faisait pas attention à eux.


"Bien sûr, Ennis est elle-même très loin d'être une créature parfaite et omnisciente, mais au moins elle est immortelle, pas vrai ? Nous, nous n'avons été créés que sur la base de notes qui ont été dérobées avant que Szilard n'ait découvert la formule finale ; la seule capacité dont nous ayons hérité est de ne jamais vieillir. Si l'on veut voir le bon côté des choses, je suppose que nous au moins nous n'avons pas besoin de quelqu'un d'autre pour nous maintenir en vie comme vous, Ennis. C'est un avantage, j'imagine ? Non ?"


Firo fronça les sourcils, repassant en vitesse toutes les informations qu'il venait d'apprendre dans sa tête. "…Dérobées ? Vous voulez dire que Szilard n'était pas votre père ?"


"Que dites-vous ? Notre père ? Si j'avais pensé qu'un jour quelqu'un s'adresserait à nous autres créatures artificielles comme si nous étions de véritables humains… Ah, j'en ai la larme à l'œil. Vous êtes vraiment un chic type, mon ami."


"Il me semble vous avoir demandé de rester sérieux."


"Oh, allons. Vous possédez déjà les souvenirs de Szilard, non ? Ça ne vous dit vraiment rien ?"


Firo hésita, mais se décida à fouiller dans la mémoire rangée dans un coin de son esprit, celle qui avait autrefois appartenu à Szilard Quates. Si ça ne tenait qu'à lui, il aurait enfermé ces souvenirs à double tour et balancé la clé dans les égouts, mais les paroles de Christopher avaient éveillé sa curiosité. Un long moment s'écoula, jusqu'à ce que finalement un nom émerge à la surface de ces souvenirs.


"Huey… Huey Laforet…"



Comme pour souligner l'annonce du nom du terroriste, la sonnerie de l'ascenseur retentit de nouveau.


"Quel dommage, nous en arrivions seulement à la partie amusante. Mais qui voilà encore ?"


Christopher fit la moue, visiblement frustré d'être interrompu, et saisit une poignée de couteaux à steak sur une table à côté de lui.


"Peu m'importe, de toute façon."


"Attendez… Hé !"


Firo fit un pas en avant, alarmé, mais il était déjà trop tard. D'un geste fluide et immédiat, Christopher tendit son bras en arrière et projeta les couteaux à toute vitesse vers les portes de l'ascenseur.


"Stop !"


Trois couteaux disparurent dans l'interstice qui venait de s'ouvrir entre les portes de la cabine. On n'entendit ni le clang métallique des ustensiles contre le mur, ni même le tintamarre qu'ils auraient dû faire en tombant par terre. Firo réalisa où avaient probablement fini les couteaux, et une goutte de sueur lui coula le long du front.


Mais quand les portes se furent entièrement écartées, le spectacle qui l'attendait de l'autre côté dépassait ses rêves les plus fous.


"Pas loin, mais c'est pas encore tout à fait ça," dit l'homme qui sortit de la cabine comme si de rien n'était, en jonglant avec les trois couteaux jetés par Christopher. Il était suivi par une femme en robe noire, une jeune mexicaine avec deux sabres japonais accrochés aux hanches, et un homme aux yeux plissés dans une expression de sourire perpétuel, dont la ceinture s'ornait de nombreuses paires de ciseaux.



im13



"Il y a un jeu de fléchettes dessiné sur la porte ou quoi ? Si c'est ça, saluez le gars qui a eu cette idée de ma part ; ça donne un certain piquant à la fin du voyage."


L'homme semblait se moquer de savoir qui avait lancé les couteaux ; il les fit tournoyer en l'air et les rattrapa distraitement.


"Claire…?"


Firo se frotta les yeux, ayant du mal à croire ce qu'il voyait.


"Claire… Mais bon Dieu ! C'est bien toi, Claire !"


"Oh, salut, Firo. T'as toujours ta tête de poupin, à ce que je vois."


"Ha ha ha ! Lâche-moi un peu, mec. On ne s'est pas vus depuis des années et c'est tout ce que tu as à me dire ?"


Ennis ne put s'empêcher d'être surprise en voyant Firo échanger des plaisanteries avec le rouquin qui venait d'arriver. Une fois, elle avait vu Firo briser les doigts d'un homme qui s'était moqué de son visage encore presque juvénile ; en le voyant rire ainsi sans la moindre gêne, elle se demanda si elle ne rêvait pas.


"Ah, c'est vrai. Désolé de t'annoncer la nouvelle aussi brutalement, Firo, mais Claire Stanfield est mort dans un tragique accident. Bonjour, je m'appelle Felix Walken, heureux de faire ta connaissance."


"Luck m'a parlé de cette histoire de Felix, mais je ne pensais pas qu'il était sérieux. Tu es bizarre comme mec, tu le savais ?" dit Firo avec un grand sourire. Toute la tension qui l'avait remonté jusqu'ici sembla s'évaporer tandis qu'il bavardait avec son ami d'enfance.


Christopher se mit à froncer les sourcils pour la première fois depuis son arrivée, agacé par cet importun qui monopolisait l'attention qui lui était réservée. Il pointa l'un de ses pistolets sur l'intrus aux cheveux roux et dit, "Oh là, pas si vite. Qui êtes-vous ? Et qu'êtes-vous venu fa—"


"Ha ha ha, super. J'ai compris. Allez, ferme-la un peu."


Interloqué par cette réplique hostile et sans compromis, Christopher ne put s'empêcher d'obéir. Vino envoya un sourire en coin à Firo puis se tourna vers Jacuzzi, qui avait passé quasiment toute la scène à observer bouche bée.


"Hmm… Laisse-moi deviner. Quelque chose a foiré."


Jacuzzi revint à la réalité grâce aux mots de Vino et secoua la tête, en marmonnant, "Euh… Pour être tout à fait honnête avec vous, M. Felix, j-je ne comprends plus vraiment ce qui s-se passe ici…"


"Bon, déjà, vu comment tout le monde roupillait au rez-de-chaussée, je peux vous dire que le coup du gaz a marché comme sur des roulettes."


Adelle et Christopher sursautèrent et échangèrent un regard curieux, réalisant qu'il y avait vraiment quelque chose qui ne tournait pas rond. Finalement, Christopher se décida à sautiller vers l'avant, avec un rictus mordant qui donnait l'impression qu'on lui avait déchiré la moitié inférieure du visage. "Ha ha. Ils roupillaient, vous dites ? Alors vous, vous avez un sacré sens de l'humour. Je n'avais jamais entendu qui que ce soit comparer un bain de sang pareil à une simple sies—"


Ce que Christopher s'apprêtait à dire fut noyé sous des vivats enthousiastes ; deux voix mêlées à l'unisson s'élevèrent avec des cris de joie et étouffèrent la sienne.


"Formidable ! Fantastique ! Regarde ça, Miria !"


"La magie est tellement merveilleuse !"


"Hein ?"


Isaac et Miria étaient apparemment en train de farfouiller dans la cuisine depuis tout à l'heure, et venaient de décider de se montrer devant tout le monde, captant l'attention avec des applaudissement nourris et leurs exclamations enjouées.


"Qu'est-ce que vous fabriquez, là ?" demanda Firo d'un air dubitatif. Les deux cambrioleurs étaient en train de tourner autour du corps du responsable du restaurant, celui que Christopher avait abattu.


Et c'est là qu'il le vit.


Il n'y avait pas que Firo. Tous ceux qui étaient encore présents dans la salle sentirent leur sang se figer quand ils virent le miracle qui prenait place.


"Eugh… Que… Qu'est-ce qui s'est passé ?"


Ils virent un homme mort parler.


Sauf qu'il n'était plus si mort que ça. Le directeur du restaurant se releva en hâte, sans une seule goutte de sang sur la figure. Le trou que Christopher avait fait dans son crâne avait disparu sans laisser de trace.


"Mais qu'est-ce que…"


Firo et Jacuzzi s'exclamèrent à voix haute, tandis que Christopher et Adelle étaient figés par le choc, leurs pensées arrivant immédiatement à la même terrible conclusion. Ceux qui venaient seulement d'arriver ne comprenaient pas la raison pour laquelle tout le monde était choqué et assistaient à la scène avec perplexité.


"Ce n'est pas possible…" murmura Christopher, et il examina son arme. Son pistolet avait une lame fixée au canon, et il l'avait utilisée il y a moins d'une dizaine de minutes pour poignarder une femme dans le cou. Il l'avait essuyée ensuite, bien sûr, mais certainement pas au point d'enlever la moindre tache de sang. Et pourtant la lame étincelait d'un éclat argenté sous la lumière des lampes.


À l'instant où il commençait à comprendre, il entendit une voix familière résonner depuis l'escalier de secours.


"Christopher !"


"Chi…"


Chi aurait dû se trouver des douzaines d'étages plus bas, occupé à tuer plusieurs centaines de personnes, mais les griffes de ses gantelets étaient elles aussi vierges de toute hémoglobine.


"Christopher ! Cet endroit est dangereux ! Il faut qu'on se tire de là !" hurla Chi, se moquant bien que les autres personnes présentes l'entendent ou non. "Les employés de Nebula…


sont tous des immortels !"



— —



"Ce n'est pas possible…"


Tim sentit un flot de bile lui remonter dans la gorge et déglutit avec difficulté.


"Oh, mais bien sûr que si. J'étais opposé à cette idée, vous savez, mais il y avait une scientifique de la branche mère qui n'en démordait pas. Une vraie malade mentale, assurément."


"Je me fous de savoir qui est responsable… C'est de la folie pure." Tim se refusait à envisager les implications d'une telle expérience, et il avait du mal à admettre qu'il puisse s'agir d'autre chose que de pures affabulations. "Jusqu'où êtes-vous prêts à aller, bande de cinglés ?!"


Il aurait préféré croire à un gigantesque canular, mais Beriam n'avait aucune raison de lui servir un mensonge d'une telle magnitude. Tous les signes, le ton de la voix du sénateur, le calme impassible qui se reflétait dans ses yeux, prouvaient à Tim qu'il disait la vérité.


"Vous avez transformé chacun des employés qui travaillent ici, les mille deux cent personnes au complet… en immortels imparfaits ?!"


"C'est ce que j'essaie de vous dire, oui. On leur a parlé d'une campagne de vaccination financée par l'entreprise, mais il s'agissait en réalité de leur injecter l'élixir expérimental, celui volé à l'organisation de Szilard Quates."


Tim jeta un regard de dégoût au sénateur. Derrière lui, ses deux hommes de main avaient le visage pâle comme un linge, et tremblaient devant Beriam comme des souris face à un anaconda.


"Vous avez changé plus de mille personnes en monstres juste pour avancer vos recherches ?"


"Techniquement, ils peuvent toujours mourir de vieillesse, alors je considère qu'ils font encore partie de l'humanité à un certain degré. Et puis, ne comptiez-vous pas accomplir la même chose pour votre maître, à une échelle plus réduite, certes ?" contra Beriam. Tim n'avait aucune réponse à ça. "Si j'étais joueur, je serais prêt à parier une fortune que Laforet était déjà au courant. C'est pour ça qu'il a lâché son espèce de cirque ambulant… même si, apparemment, il ne vous avait informé de rien."


La lueur d'amusement dans les yeux de Beriam céda la place à ce qui ressemblait à de la pitié.


"Vous pensiez qu'il s'agissait d'une pure coïncidence ?"


"Quoi ?"


"Pourquoi croyez-vous que je suis passé ici aujourd'hui : par hasard, sur un simple coup de tête ?"


Beriam tourna le dos à Tim, laissant ses yeux se perdre au loin. "Derrière chaque coïncidence, chaque coup du destin, chaque miracle, il se cache immanquablement un esprit froid et calculateur. Je ne vous parle pas que d'aujourd'hui. Des plans ont été établis et menés en secret durant l'incident Szilard Quates, durant l'attaque du Flying Pussyfoot…"


Tim et ses subordonnés étaient impuissants, à la merci des paroles de Beriam.


"Vous, vous êtes un papillon. Une créature pitoyable, prise au piège dans les toiles tissées par Nebula et Laforet dans leurs efforts pour s'attraper l'un l'autre. Ils ne vous voient même pas comme une proie ; ils vous ignorent, et vous laissent là à attendre que la mort vienne vous emporter, pieds et poings liés… Mmm. Je pense que le temps est venu de me retirer. J'ai un rendez-vous cet après-midi que je ne veux surtout pas manquer."


Et sans accorder un regard supplémentaire à Tim, le sénateur quitta la pièce, ses deux gardes du corps le suivant comme son ombre. Il s'arrêta cependant dans l'encadrement de la porte et délivra une dernière observation sans se retourner : "J'exècre les immortels, les vrais comme les imparfaits. Mais vous n'êtes qu'un homme, quelqu'un qui a peur de la mort et craint de perdre le monde qui lui appartient. Les circonstances nous ont opposé… Néanmoins, je prierai pour votre succès."



Tim attendit en silence après le départ du sénateur. Quelques minutes passèrent, et il finit par lever les yeux.


"Regroupez-vous avec les autres et foutez le camp de cet immeuble. À partir de maintenant, considérez la planque de SoHo comme compromise. Attendez-moi au point C dans le New Jersey."


"…Bien reçu, chef."


"Je… je vais monter au dernier étage pour parler à Genoard et à Splot, et j'évacuerai les lieux," dit Tim, plus pour lui-même que pour ses acolytes. Son front se creusa de rides soucieuses. "Cela dit, je n'ose même pas imaginer ce qui se passe là-haut…"



— —



Babel



Ennis et Firo frissonnèrent en réalisant que chacune des personnes qui travaillait dans le gratte-ciel était immortelle. Même Ronnie, qui avait observé tout ce qui s'était déroulé jusqu'à présent sans paraître décontenancé un seul instant, laissa échapper un sifflement appréciateur. La réalité venait de basculer dans le plus pur fantastique, et chacun réagit à sa façon.


Vino ne semblait absolument pas concerné ; il haussa les épaules et gratifia cette révélation d'un simple "hmm".


Isaac Dian et Miria Harvent échangèrent un regard perplexe…


"Dis, Miria. Qu'est-ce que c'est, un immortel ?"


"Des gens qui ne sont pas mortels… Alors, peut-être des gens qui ne sont pas morts ?"


"Ah ah, je comprends mieux. Des gens qui sont vivants, dans ce cas. Ce qui veut dire que personne n'est mort dans cet immeuble !"


"Quel jour frableux !"3


…sans changer de registre pour autant.


Jacuzzi Splot reniflait ; il avait du mal à retenir ses larmes face à cette série de rebondissements inattendus qu'il arrivait de moins en moins à suivre.


Tick Jefferson et Maria Barcelito avaient l'air d'avoir accepté la nouvelle sans réaction particulière, et ils continuaient leur surveillance prudente ; ils n'avaient pas lâché Adelle des yeux depuis leur arrivée.


Quand à Christopher Shouldered… Christopher Shouldered cligna lentement des yeux et acquiesça. "…Vraiment, tiens donc. Mais, explique-moi juste une chose : pourquoi devrions-nous nous enfuir, déjà ?"


"Je sais que tu es dingue, mais même l'inconscience a des limites ! Pense un peu à ce qui va se passer quand les gardes vont réaliser qu'ils sont immortels et nous encercler ! Comment veux-tu qu'on puisse suivre les ordres de Maître Huey et les massacrer s'ils sont tous immortels ?!"


Chane écarquilla brièvement les yeux en reconnaissant le nom "Huey", mais ce fut sa seule réaction visible. Christopher sourit, ignorant tout des émotions qui tourmentaient le cœur de la jeune femme.


"Comment ? Voyons, c'est très simple." Il se tourna vers Firo et Ennis. "Regarde-moi ça. Nous avons ici, non pas une, mais deux personnes capables de tuer des immortels."


"Mais vous…!"


Christopher ignora l'explosion de colère de Firo et exposa calmement son plan outrecuidant.


"Mon cher ami Firo va nous apporter son aide et dévorer les mille deux cent personnes de l'immeuble."


Techniquement, il avait raison. Firo et Ennis avaient tous deux la capacité de dévorer des immortels imparfaits. D'ailleurs, Ronnie, Isaac et Miria en étaient capables eux aussi, même si Christopher l'ignorait complètement. Toutefois, l'acte de dévorer un autre immortel était loin d'être aussi simple qu'il en avait l'air. Cela consistait à absorber les souvenirs, les pensées, les émotions de sa victime… tout ce qui faisait qu'elle était elle-même. Firo en avait fait l'expérience une fois avec Szilard Quates, et il ne souhaitait plus revivre ça. Ennis avait elle aussi juré de ne plus jamais dévorer qui que ce soit.


La suggestion intolérable de Christopher fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.


"J'en ai plus qu'assez de cette mascarade…  Allons-y, Ennis."


"D'accord…"


En vérité, Ennis aurait bien souhaité discuter un peu plus avec Christopher et ses compagnons ; leur similarité avec elle l'intriguait.


'Mais j'ai l'impression que si je commence à leur parler, c'est comme si je mettais le doigt dans l'engrenage…'


L'aura de danger qui émanait de Christopher suffit à la convaincre que ses questions pouvaient attendre, pour le moment en tout cas.


"Ha ha ha ha, voyons, Firo. Je suis sûr que vous ne tourneriez pas le dos à un ami qui a sincèrement besoin de votre aide ? Et vous Ennis, vous êtes sûre de ne pas être curieuse d'en savoir plus ?"


"Je sais qui vous êtes, maintenant. Mais je n'ai plus aucun lien avec Maî… avec Szilard Quates."


"Ah, mais vous étiez proche de lui autrefois, non ? Et notre boss s'intéresse à votre passé," reprit Christopher, en ricanant et en secouant la tête. Il vit qu'Ennis s'arrêtait à mi-chemin de la sortie et eut un rictus satisfait. "Je parierais que vous détenez son savoir, je me trompe ? Et si ce n'est pas vous, alors c'est Firo, puisqu'il a toujours ce vieux croûton qui traîne quelque part dans son crâne. Ah, vous vous demandez de quel savoir je parle ? Mais du secret de la conception d'un homonculus quasi-parfait, bien sûr."


Ennis était bouche bée.


"Szilard a toujours gardé ce secret bien à l'abri, enfoui dans le bout de viande racorni qui lui servait de cœur, vous voyez. Nous ne sommes jamais parvenus à mettre la main dessus."


Ennis avait les mains moites et se sentait paralysée ; la question de ses origines lui faisait perdre tous ses moyens.


"Ne l'écoute pas, Ennis !" cria Firo, ressentant sa détresse sans même avoir besoin de se retourner.


"Firo, taisez-vous un peu, vous voulez bien. Adelle."


La manieuse de lance acquiesça et passa instantanément à l'action. Elle s'approcha sans un bruit de Firo qui se dirigeait vers l'ascenseur, inconscient de la menace ; elle leva son arme et frappa directement à la base du cou dans un geste fluide.


"Ah…"


La pointe meurtrière s'arrêta à un cheveu de sa cible. Vino s'était interposé entre eux et avait bloqué l'extrémité de la lance entre deux doigts. Adelle avait frappé avec l'intention de tuer, et pourtant le coup fatal avait été stoppé purement par la force de l'index et du pouce de Vino.


"Impossible…"


Étonnamment, elle était presque plus choquée par l'intervention de Vino que par l'exploit impossible de Ronnie la veille.


"Hé, tu crois que je vais te laisser faire ce que tu veux à mon ami sans réagir ?" demanda Vino, la voix soudainement glaciale.


"Merci, Claire. Je t'en dois une." Firo le remercia avec gratitude sans s'étonner de l'incident, comme si ça lui arrivait tous les jours.


"C'est Félix," soupira Vino. Lui avait presque l'air de s'ennuyer.

 

"Vous feriez mieux de ne pas le mettre en colère," cria Firo à Christopher. "Pour ce que j'en sais, c'est l'être humain le plus puissant de toute la planète."


"Le plus puissant de toute la planète ? Ooh, tu me flattes, là," éclata de rire Vino. Mais la force monstrueuse dans ses doigts ne diminuait pas d'un iota. Adelle tira violemment en arrière pour libérer son arme, mais elle ne bougea pas. On aurait dit que la lame était coincée dans un étau. Vino jeta un regard pensif à Adelle et marmonna, "Attends, une femme avec une lance… Hé, c'est toi, pas vrai ? C'est toi qui a fait cette coupure sur la joue de Chane…"


Christopher finit par décider que trop, c'était trop et il pointa son pistolet sur Vino, son sourire visiblement crispé pour une fois.


"Je pense qu'il est l'heure de se dire adieu."


Il tira à trois reprises, mais les détonations sèches furent immédiatement couvertes par trois clang métalliques. Vino avait réagi au quart de tour, et pivoté tout en levant la lame mince de la lance d'Adelle pour s'en servir comme d'un bouclier et dévier les balles. La plus petite imprécision dans le calcul de la trajectoire des trois projectiles lui aurait coûté la vie, mais il s'en était tiré comme une fleur. En fait, il semblait plus inquiet pour Adelle que pour lui-même, examinant le visage de la jeune femme avec attention.


"…Hmm. J'imagine qu'on est quitte."


Adelle sentit quelque chose couler le long de son visage. L'une des balles de Christopher qui avait été déviée par la lance lui avait éraflé la joue, traçant une petite coupure sur sa peau. Elle ressemblait comme deux gouttes d'eau à celle de Chane.


"Vous l'avez fait exprès, n'est-ce pas ?" interrogea Christopher, son sourire s'élargissant avec un réel plaisir lorsqu'il réalisa ce dont Vino était capable. L'assassin fronça les sourcils, essayant de percer le sens de ce sourire, mais la voix d'un nouvel arrivant vint perturber sa réflexion.



"Mais quel…"


Tim avait grimpé les escaliers depuis les labos de recherche le plus vite possible, et il se tenait désormais figé dans l'encadrement de l'issue de secours, clignant des yeux avec incrédulité face à la situation.


"…Chi. Explique-moi ce qui s'est passé ici."


"À ton avis ?" répondit sèchement Chi. "Christopher, voilà ce qui s'est passé."


Tim perçut la tension dans sa voix et réalisa que Chi était lui aussi au courant pour les immortels.


"Merde… Christopher ! On dégage de là ! J'annule l'opération !"


Christopher répondit sans se retourner, gardant ses yeux et son arme braqués sur Vino. "Je ne crois pas, Tim. Nous avons chacun notre mission, vous savez."


"C'est un ordre, Christopher ! Je t'ordonne en tant que chef des Larvae de foutre le camp de cet immeuble ! J'assume l'entière responsabilité de cette décision, alors bouge-toi !"


Peut-être avait-il remarqué la note de désespoir dans la voix de Tim ; Christopher finit par baisser lentement son arme et dit, "Très bien… Si vous insistez, alors j'abandonne la mission. Ce n'est pas comme si nous avions la moindre chance de réussir sans le concours d'un véritable immortel, de toute façon."


Il sourit.


"Alors, maintenant que nous avons quartier libre, je peux faire ce que je veux, pas vrai ?"


"…Quoi ?"


Mais Christopher était déjà lancé. Abandonnant la position privilégiée dont il bénéficiait grâce à son pistolet, il se jeta en avant comme une flèche, fonçant sur Vino sans lui laisser une chance.


"Wouah !"


Vino, surpris mais pas particulièrement déstabilisé par la manœuvre, envoya un coup de pied redoutable qui aurait fait décoller Christopher, s'il l'avait atteint.


"Vous avez peut-être les faveurs de Dieu…"


Christopher bondit, évitant le pied de Vino et profitant même de sa jambe étendue comme tremplin pour gagner de la vitesse et envoyer son genou tout droit dans le menton sans protection de l'assassin. Un craquement sec retentit, comme une planche en bois qui céderait en deux, et le torse de Vino fléchit en arrière sous l'impact.


"…mais pas les miennes, humain."



'Quelqu'un a réussi à toucher Claire pour de vrai ?'


Firo faillit se frotter les yeux pour vérifier qu'il ne rêvait pas ; c'était la première fois de sa vie qu'il voyait une chose pareille.


Pour une fois, les réflexes surhumains de Vino avaient répondu aux abonnés absents ; il était encore en train de retrouver son équilibre. Christopher n'était pas du genre à laisser passer une telle occasion et il enchaîna sans perdre de temps. Ses pistolets surgirent dans ses mains comme par magie, les lames au bout des canons brillant d'un éclat sinistre lorsqu'il les leva en l'air. L'espace d'un instant, on aurait dit une mante religieuse grotesque, les pinces levées et prêtes à s'abattre pour enfoncer leurs lames dans le cou de Vino. Mais ce court instant suffit à l'assassin pour reprendre ses esprits, et il bloqua les bras de Christopher en attrapant ses poignets.


"…J'avoue que tu m'as surpris, là."


"Comment osez-vous agresser Adelle, humain ? Comment osez-vous blesser l'un des nôtres ?"


Christopher aurait dû s'exprimer avec colère, compte tenu de ses accusations ; pourtant, au lieu d'un rictus mauvais, ses crocs étaient retroussés dans un sourire ravi.


"Bah, vous savez. J'aurais probablement passé l'éponge si elle s'était excusée, mais je me suis laissé emporter."


"Ha ha ha, vous êtes quelqu'un de marrant. C'était stupide comme réponse, mais amusant."


Vino avait empêché les lames de lui transpercer le cou, mais elles étaient toujours pointées sur lui. Ce qui voulait dire qu'il était pile dans la ligne de mire des pistolets.


"Au revoir," dit Christopher, en pressant les deux détentes en même temps.


Mais aucune des balles n'atteint sa cible. Vino avait bondi vers le haut à l'instant où les doigts de Christopher se resserraient sur la gâchette, pivotant autour de ses poignets comme d'un axe pour passer par dessus la tête du tueur et éviter les tirs, avant d'atterrir derrière lui.


"Oh ?"


Claire se retourna dès que ses pieds entrèrent en contact avec le sol, projetant son coude derrière lui, mais Christopher vit le coup venir et s'accroupit, laissant le bras de l'assassin siffler au dessus de sa tête tandis qu'il profitait de l'ouverture pour poignarder son flanc exposé.


Vino, lui aussi, avait prévu la contre-attaque. Il sauta en arrière sur une seule jambe, se tordant de façon à éviter la pointe mortelle d'un cheveu.


"Wouah, tu sais que tu es incroyable, toi ? Je te dis ça en toute franchise. Sur la liste des types les plus forts que je connaisse, je dirais que tu mérites bien la troisième place. C'est moi le premier, bien entendu."


"Et le second ?" laissa échapper Firo, incapable de contenir sa curiosité.


"L'ancien Felix."


"Mais qui c'est ça ?"


Vino ignora son ami et s'étira le cou de droite à gauche, examinant Christopher d'un œil intrigué.


"Alors, qu'est-ce qui te ferait plaisir ? On continue comme ça ?"


"Quelle question… Ne vous ai-je pas dit que je comptais vous tuer ?"


"Je peux savoir pourquoi ?"


"À cause de toute cette pluie," répondit Christopher. Il s'interrompit, et son expression se fit un peu plus sérieuse. "Non, c'était un mensonge. En vérité, c'est parce que vous êtes très fort."


"Wouah, t'es qui toi, un de ces champions d'arts martiaux itinérants ?"


"Vous voyez, je cherche à défier Dieu. Me croiriez-vous si je vous disais que je voulais y parvenir en vous écrasant vous, un homme visiblement béni par Lui, et ainsi réussir à surpasser un complexe d'infériorité massif dû au fait de ma création artificielle ?"


"Huh. Bah, au moins tu ne tournes pas autour du pot. Même si le twist final laisse un peu à désirer," ironisa Vino tout en se dirigeant vers l'une des grandes baies vitrées. "Firo et Chane sont des pros, ils ne risquent pas de se prendre une balle perdue," commença-t-il en tapant ses phalanges contre le carreau, "mais se battre ici c'est un coup à blesser les gamins. Ça te dit qu'on aille régler ça dehors ?"


"…Je pense que l'ennui aurait raison de nous deux avant que l'ascenseur ait une chance d'atteindre le rez-de-chaussée."


"C'est vrai, mais j'avais une autre idée en tête…"


Un tintement aigu sonna dans la pièce, suivie d'une bourrasque assourdissante lorsque Vino brisa la fenêtre d'un coup sec du plat de la main ; les éclats de verre s'éparpillèrent dans la brise en laissant un trou largement assez grand pour laisser passer une personne. Vino sourit, ses cheveux volant dans la brise féroce.


"Comme je disais… dehors."


Fidèle à sa parole, il fit un pas à l'extérieur, sous l'averse. La partie supérieure du Mist Wall avait la forme d'une pyramide, et les verrières du restaurant se situaient juste au-dessus de la base de la pyramide. Le rebord semblait assez large pour qu'on puisse se déplacer dessus, mais un seul pas de travers équivalait à une chute sans retour depuis le haut de cette falaise de verre et d'acier. La pluie battante et le vent qui soufflait à cette altitude étaient loin de rendre la tâche plus aisée.


"Je vois que Dieu n'a pas jugé nécessaire de vous munir d'une cervelle pour aller avec tous ces muscles," murmura Christopher, secouant la tête avec incrédulité. Cela ne l'empêcha de sortir par l'ouverture à son tour.


"Hé… Hé, attends ! Christopher ! Arrête !" cria Tim. Il se tenait là depuis son arrivée, incapable d'encaisser la vitesse à laquelle s'enchaînaient tous ces rebondissements, mais il finit par revenir à la réalité avec un sursaut et tenta de retenir son sous-fifre indiscipliné.


"Ça ne sert à rien." Chi, qui travaillait avec Christopher depuis des années, secoua la tête avec résignation. "…Je vais veiller sur lui."


Sur ces mots, Chi se jeta lui aussi à travers le trou dans la vitre. Tim tendit la main dans une tentative désespérée de l'arrêter, mais ses doigts se refermèrent uniquement sur de l'air. Il ne put que suivre Chi du regard tandis que l'homonculus disparaissait derrière un rideau de pluie.


Puis quelqu'un d'autre, une personne qu'il ne reconnut pas immédiatement, s'approcha de l'ouverture béante.


"Hein ? Attends… C'est la fille qui m'a attaqué au manoir…"


"Argh ! Chane ! Non, n'y va pas !"


Mais tout comme Chi, Chane ignora elle aussi les suppliques désespérées de son camarade et elle s'éclipsa à travers la vitre.



Dans le restaurant, il ne restait plus grand monde : Jacuzzi et ses deux compagnons, Firo et Ennis, et puis Isaac et Miria – qui, pour une raison quelconque, étaient toujours dans la cuisine à applaudir le responsable du restaurant.


Pas très loin d'eux se tenait Tim, qui fixait toujours la vitre cassée d'un air hébété. Derrière lui, Adelle semblait perdue dans son propre monde, examinant sa lance avec des yeux vides.


L'homme qui semblait avoir depuis son arrivée une longueur d'avance sur les événements était toujours assis paisiblement à sa table.


Tick se contentait d'observer la salle avec prudence, et Maria…


Maria se trouva paralysée de la tête au pied, retenue prisonnière par les élans de son cœur.



— —



'Pourquoi est-ce que je n'ai pas pu faire le moindre geste ? Quand elle a essayé de transpercer le cou du type au chapeau vert, pourquoi est-ce que ce n'est pas moi qui l'ai arrêtée ? Pourquoi est-ce que je n'ai pas pu lui faire face et la défier directement ?


Parce que c'était un inconnu, et que je ne voulais pas risquer ma peau pour lui ? Non, ça n'a rien à voir. Rien à voir.


Est-ce que j'ai… peur ? Moi…?


Pourquoi… Pourquoi… Pourquoi est-ce que j'étais aussi soulagée quand Vino a réagi le premier, avant que j'aie à m'avancer ?!'


Le grondement du vent et de la pluie à travers la fenêtre brisée envahissait le restaurant avec un vacarme à devenir sourd, mais Maria n'en avait même pas conscience. Ses mains se refermèrent en deux poings serrés, si fort qu'elle manqua se couper avec ses ongles.


Elle pensait que les mots de soutien de Tick l'avait aidée à surmonter sa peur. Elle était décidée à affronter la fille à la lance dès qu'elle la verrait, pour exiger sa revanche ici et maintenant. Mais le moment était passé, et elle n'avait pas bougé d'un pouce.


Elle était terrifiée. Paralysée par la peur – par cette femme qui l'avait battue à plate couture la fois précédente.


'Est-ce que je peux gagner ? Est-ce que je peux vraiment y arriver ?'


Elle restait bloquée sur cette question, encore et encore.


'Est-ce que, même maintenant… je peux avoir foi en Murasamia ?'



Tout comme Maria, Adelle avait attendu immobile jusque là, mais elle redressa soudainement la tête. Elle avait l'air un peu dans la lune ; quand elle prit la parole, sa voix était très lointaine, comme si elle était encore en train de penser à voix haute.


"J'a… J'avais peur."


"D-de quoi ?" Inconscient des émois qui troublaient Adelle, Jacuzzi répondit comme si c'est à lui qu'elle s'était adressée. Elle se tourna pour lui faire face, son visage généralement embarrassé pour une fois dépourvu d'expression.


"Quand… Quand il tenait ma lance et que je ne pouvais pas me dégager… J'étais terrifiée. J'ai… J'avais… Personne ne m'avait encore surpris comme ça, surtout pas à mains nues. Je n'aurais jamais imaginé que quelqu'un puisse me battre sans arme."


"Hé, ç-ça va ?"


"Je les envie tellement, quand… Christopher et Chi-Mei et Liza… Ils peuvent tuer tant de monde, alors que moi je… je…"


Une lueur étrange refit surface dans ses yeux vides et abattus, et elle se mit soudain à sourire à Jacuzzi.


"Ah, euh. Ouais," répondit le jeune délinquant, lui retournant un sourire hésitant malgré lui. Adelle se retourna vers Tim.


"Tim…"


"Ah, tu es enfin de retour à toi, bien. Désolé de t'imposer ça, mais pourrais-tu aller chercher Christopher et Chi afin—"


"Ce n'est pas grave, hein ?"


"Quoi ?"


Tim se sentit frissonner quand il aperçut le sourire tremblant d'Adelle. Il interpréta ce frisson comme un signe avant-coureur de catastrophe ; impression qui s'avéra justifiée lorsque la jeune femme ouvrit la bouche pour préciser, "La mission est un échec, alors… Alors nous n'avons plus besoin des appâts, non ?"


"Qu'est-ce que tu—"


"J-je n'arrête pas de trembler. Je suis sûre que je me sentirais mieux si seulement je pouvais tuer quelqu'un. Si je tue quelqu'un, et quelqu'un d'autre, et encore un autre… Tout ira bien. Alors… je peux…?"


"Qu-quoi ?!" s'exclama Jacuzzi lorsqu'il finit par saisir où elle voulait en venir ; mais il était trop tard. Adelle pivota plus vite que l'éclair, sa lance fendant l'air dans un arc de cercle mortel, tout droit vers le tatouage qui ornait la moitié de son visage.



im14



— —



Eve leva les yeux avec inquiétude vers le Mist Wall, priant de toute son âme pour que non seulement son frère, mais également les gens étranges qui l'avaient accompagnée jusqu'au gratte-ciel s'en sortent sains et saufs.


"Ils ont dit qu'il devait se trouver tout au sommet…"


Elle observait les murs pâles qui s'étiraient jusqu'aux cieux, l'esprit envahi par un mélange d'angoisse et d'impatience. Jusqu'à ce qu'elle réalise que quelque chose clochait.


Le Mist Wall était célèbre pour sa façade d'un blanc immaculé, qui brillait comme un sou neuf même au cœur de l'orage. Sauf que là, il lui semblait que les murs venaient de se couvrir de taches rouges.


Elle examina plus attentivement la paroi et eut le souffle coupé lorsqu'elle reconnut de quoi il s'agissait. Les murs eux-mêmes étaient aussi propres et nets qu'avant… Mais la pluie qui coulait le long de la façade était d'un rouge vivace.



Les trombes d'eau qui s'abattaient sans répit depuis les nuages vinrent très vite rincer les traces écarlates, mais cette vision resta gravée dans les yeux de la jeune fille.


Une pluie de sang déchirant la brume pâle…



— —



Mist Wall

Au sommet du bâtiment



"Avec toute cette pluie qui vient mouiller mes habits, ne diriez-vous pas que j'ai fini par rentrer en harmonie parfaite avec la nature ?"


"Nan. En fait, t'empêches la pluie de tomber au sol comme elle le devrait. Niveau naturel, on a vu mieux."


"…Ah, pas mal. Un point de vue pour le moins original, mais appréciable. Je dois au moins vous concéder ça."


Deux hommes se tenaient sous le déluge, discutant tranquillement comme de vieux amis. Des rafales de vent sauvages sifflaient autour d'eux. Une personne ordinaire aurait eu du mal rien qu'à rester debout vu la météo.


"Vous saignez plutôt abondamment," fit remarquer Christopher. L'épaule de Vino était trempée, non pas par l'eau de pluie, mais par une tache rouge sombre. "Pas la peine d'en faire trop. Si vous êtes prêt à admettre votre défaite, alors je serais heureux de devenir votre ami. Nous n'aurons qu'à enterrer la hache de guerre. Et ensuite, je vous tuerai, bien sûr."


Christopher se mit à sourire, le visage rempli de sympathie et de compassion tandis qu'il énonçait sa proposition insensée.


"Bah. C'est juste un handicap histoire de corser un peu les choses. T'embêtes pas pour moi. Nan, en fait, c'est sûr que ça me mâcherait le travail si tu t'inquiétais pour rien. Mais bon, je dois t'avouer que tout ça n'est pas très fun pour le moment."


La respiration de Vino était calme et détendue, et il avait l'air si sûr de lui qu'on aurait pu croire qu'il avait fait exprès de se prendre un coup. La douleur aurait dû être terrible, mais il se comportait comme s'il ne s'agissait que d'une piqûre de moustique.


"Tu sais pourquoi ? En fait, c'est surtout parce que je me moque de remporter ce combat ; qu'est-ce que j'ai à y gagner, t'façon ?"


"Oh, vous vous trompez. Vous pourrez vous vanter que vous m'avez battu auprès des Lamia."


"Tiens donc. Alors c'est toi le meilleur, parmi la bande ?"


"Difficile à dire. Nous ne nous sommes jamais affrontés sérieusement."


Le sourire sur le visage de Vino s'effaça lentement.


"C'est une réponse, c'est sûr… et pourtant j'ai l'impression que tu te moques de moi."


"Oh, je partage le même sentiment, rassurez-vous. Mais c'est loin d'être déplaisant."



La partie supérieure du Mist Wall était munie de petits escaliers tout autour du sommet, qui permettaient de gravir la pente du toit. Christopher et Vino étaient montés jusqu'à ce qu'ils se trouvent à peu près à mi-chemin entre la base et la pointe de la pyramide, avant de reprendre leur combat, à coup de lames, de balles, de poings, de pieds.


L'un des tirs de Christopher, après avoir manqué sa cible comme tous les autres, avait rebondi de façon inattendue contre un câble métallique et avait, complètement par hasard, touché Vino par derrière, lui laissant une sale blessure à l'épaule. Le sang avait jailli dans le ciel comme une fontaine, formant une pluie macabre en retombant vers les rues en contrebas.


Lorsqu'elle avait frappé Vino, la balle possédait encore la majeure partie de sa vitesse et l'impact aurait dû suffire à lui couper le souffle. Mais l'assassin semblait considérer que le sang qui coulait de son épaule n'était qu'un détail qui ne valait pas la peine qu'on s'y attarde ; le filet liquide s'échappant de son corps lui était devenu aussi naturel que de respirer.


Vino avait beau être confiant et sûr de lui, Christopher n'était pas en reste.


"Vous ne pouvez pas me battre, vous savez," expliqua-t-il.


"Quoi ?! Sérieusement ?! Merde, tu aurais pu me le dire avant qu'on commence à danser la gigue ! Me v'là mal barré maintenant !"


Les moqueries de Vino restèrent sans effet sur Christopher, et le tueur continua à parler comme le prophète annonçant un futur inéluctable.


"L'écart entre nos capacités est tout simplement trop grand pour vous. Je tue depuis que j'ai été créé, il y a près de cinquante ans. Je n'ai jamais posé de questions, je ne me suis jamais demandé pourquoi. J'ai juste tué, et tué, et tué et tué et tué et tué tué tué tué… Enfin bref. Vous comprenez le principe."


Il se mit à avancer lentement, les mains resserrées sur ses pistolets.


"Même quand je dormais, je tuais des gens dans mes rêves. Ou plutôt, je ne parvenais pas à trouver le sommeil à moins de me replonger dans ces meurtres ! J'ai tué plus d'un demi-millier de personnes dans la réalité, et ensuite dix fois, vingt fois, cent fois plus dans ma tête… Je ne me rappelle même plus lesquels étaient réels et lesquels n'étaient que des illusions. Alors, qu'est-ce que vous dites de ça ?"


Christopher s'arrêta à deux pas de Vino. Celui-ci réfléchit un moment et finit par avouer en toute franchise, "Je sais que c'est un peu tard pour mentionner ce détail, mais… Purée, je n'avais encore jamais vu des dents et des yeux comme les tiens."


"C'est une réponse, c'est sûr… et pourtant j'ai l'impression que vous vous moquez de moi !"


"Peut-être. Bon, c'est bien joli, mais je t'ai suffisamment laissé jouer la pendule comme ça ; t'as trouvé ce que tu vas faire maintenant que t'es à court de munitions ?"


Claire avait immédiatement percé à jour sa manœuvre, suite à quoi le sourire de Christopher, loin de disparaître, s'élargit encore plus.


"Désolé, je n'en ai pas la moindre idée !"



— —



Dans le Babel



La lance d'Adelle était à deux doigts de frapper. Mais juste avant que la pointe acérée ne transperce la tête de Jacuzzi, deux éclats argentés s'interposèrent devant lui, lui sauvant la vie de justesse. Un crissement ignoble fendit l'air, accompagné d'une pluie d'étincelles métalliques qui se répandirent sur la moquette comme des flocons de neige.


"S'il vous plaît… Écartez-vous."


"Pas question, amigo ! Nous avons un combat à terminer, tu te rappelles ?"


'Je l'ai fait. J'ai réussi à le faire.'


Maria regretta d'être intervenue sitôt après avoir ouvert la bouche, terrifiée à l'idée qu'Adelle parvienne à percer son bluff.


'Mais je ne peux pas revenir en arrière. Plus maintenant. C'est trop tard.'


"…Mais vous allez mourir, vous le savez ? Euh… Enfin, si ça ne vous dérange pas… Ça vous va, alors ? Je peux vous tuer…?" demanda Adelle, toujours aussi peu sûre d'elle-même. Maria attendit, réfléchissant à sa réponse. Elle regarda autour d'elle de façon théâtrale, pour essayer de masquer son hésitation.


"Hé ! Écarte-toi de là, amigo ! Tu risques de te blesser !"


"Hein ? O-oh ! Oui ! Désolé !" s'exclama Jacuzzi en reculant précipitamment.


Maria recula d'un bond à son tour, mettant de la distance entre elle et son adversaire. Juste à temps. Elle cligna des yeux, et un éclair argenté passa à ça de son visage.


"Ah…!"


Adelle avait saisi le bout de sa lance d'une seule main et s'était mise à tourner sur elle-même, balançant son arme sur le côté comme une faux. Maria pensait ne courir aucun danger à cette distance, mais même l'écart de plusieurs mètres qui la séparait de l'autre femme avait à peine suffi. Une goutte de sueur coula le long de sa tempe lorsqu'elle réalisa à quel point la portée de la lance excédait ce qu'elle avait cru.


'Mais ce n'est pas comme ça qu'on se sert d'une lance.'


Comme s'il approuvait la réflexion de Maria, Firo, qui restait à l'écart du combat, fronça les sourcils et marmonna, "On dirait une gosse qui s'amuse, c'est n'importe quoi…"


La lance était une arme qui servait essentiellement à empaler son ennemi, mais Adelle la maniait de toutes sortes de façons, incorporant des frappes circulaires et au ras du sol à ses attaques. Elle n'avait probablement jamais reçu l'entraînement d'un véritable professeur et devait se baser uniquement sur son instinct. C'est pourquoi même un simple coup circulaire, aussi naturel pour elle que de respirer, paraissait choquant à ceux qui la regardaient.


'Mais vu comme ça, moi non plus je n'ai jamais appris la manière formelle de manier l'épée !'


La seule chose qui les distinguerait serait l'opposition de leur style de combat. Maria ne savait que trop bien qu'elle ne parviendrait pas à battre son adversaire en se reposant uniquement sur sa détermination – elle avait retenu les leçons de sa défaite de la veille. Mais de simples stratagèmes n'auraient probablement pas beaucoup plus d'effet.


'Je ne peux pas perdre contre elle. Je dois avoir foi en mon katana, en Murasamia…!'



Firo, qui s'était contenté d'observer la scène jusque là, se pencha discrètement vers Ennis et lui chuchota, "J'interviendrai si jamais la fille aux épées est en difficulté."


"Firo…"


"…Bon sang, tu peux me dire pourquoi tes frères et sœurs te ressemblent aussi peu ? Je te jure, tous des cinglés…"


Ennis sursauta, les paroles de Firo lui faisant prendre conscience d'un détail très important.


"Il en manque une…"


"Hein ?"


'Il y en avait une autre, celle qui m'a appelée à l'Alveare. Elle a dit qu'elle s'appelait Liza… Où est-elle ?'



— —



Christopher se tenait quelques pas devant Vino, ses pistolets tranchants – guère plus que des couteaux de forme inhabituelle maintenant qu'ils étaient déchargés – pendant mollement dans ses mains.


"Marrant, ces flingues que tu trimballes. Des revolvers Apache customisés, j'imagine ? Je sais que c'est mal vu de critiquer les armes d'un confrère, mais… tu sais qu'ils ne sont pas top, quand même ? Je veux dire, c'est dur de tirer avec vu que c'est des couteaux, et c'est aussi dur de poignarder avec vu que c'est des pistolets."


Loin de se laisser déstabiliser, Christopher sembla trouver l'analyse de Vino encourageante.


"C'est pour ça que je les préfère."


"Tiens donc."


"Ils sont juste parfaits pour moi, puisque je suis coincé à mi-chemin entre la voie du naturel et de l'artificiel."


"Tu es plutôt sévère avec toi-même, tu sais ? M'est avis que tu n'as pas beaucoup d'amis."


Christopher accepta cette remarque aussi gracieusement que la précédente. Ses yeux dérangeants scintillaient doucement sous la pluie battante, au dessus du sourire aux bords déchiquetés qui donnait l'impression qu'on lui avait entaillé le visage. Son apparence inquiétante, combinée à sa tenue solennelle, lui octroyait une certaine ressemblance avec les vampires légendaires.


"C'est chouette d'avoir des amis," répondit-il.


"C'est pas moi qui vais dire le contraire."


"Ils peuvent vous prêter main forte au moment où s'y attend le moins, dans un combat à mort où tous les coups sont permis, par exemple. D'ailleurs…"


Il avait à peine fini de parler qu'un petit disque argenté surgit en fendant l'air.


Ce n'était pas un OVNI. En l'examinant de près, on aurait reconnu un anneau fait de métal brillant, probablement de l'acier. Une inspection poussée aurait révélé à l'observateur minutieux que l'anneau avait un bord aiguisé, qui scintillait avec menace même à travers l'épaisse couche nuageuse. On aurait ainsi pu déterminer qu'il s'agissait d'une arme, connue en Orient sous le nom de chakram.


Personne n'aurait su dire d'où il était arrivé, mais une chose était sûre : le cercle tranchant filait en ligne droite vers l'arrière du crâne de Vino. L'assassin sourit et continua à parler. À chacun de ses mots, l'anneau mortel accélérait sans dévier de sa trajectoire.


"Ouais, t'as raison."


Un clang retentissant résonna sur le toit…


"Et une fiancée, c'est encore mieux. Elle est toujours là pour surveiller tes arrières quand t'en as besoin."


Chane se dressait derrière lui, trempée jusqu'à l'os, l'anneau en acier étincelant tournoyant lentement autour de la lame du couteau qu'elle avait levé pour le harponner en plein vol.



— —



Babel



"Excusez-moi, monsieur. Pourriez-vous dire à votre amie d'arrêter ? Je vous en serais très redevable~"


"Qui—?!"


Tim bondit sur place, son cœur manquant d'exploser dans sa poitrine. Il était en train d'observer l'affrontement entre Adelle et Maria, et ne s'était pas rendu compte que Tick s'approchait à côté de lui.


Même dans ses rêves les plus fous, il n'aurait jamais imaginé que les premiers mots qu'il échangerait avec son frère perdu de vue depuis une dizaine d'années seraient "Excusez-moi, monsieur."


"L'a… L'arrêter ?"


'Excusez-moi ? Très redevable ? Ne me parle pas comme ça, bon Dieu ! C'est moi, ton petit frère !'


"Mhmm. Je pense que vous devriez être capable de la retenir, monsieur…"


"Pas moyen. Je n'ai plus aucun contrôle sur elle, désormais. Tout est de la faute de ce connard. Claire, Felix, ou John pour ce que j'en sais."


'Arrête avec les "monsieur". Je suis ton frère, pas ton patron. Bon sang, Tick, c'est pour ça que les gens te traitaient toujours d'abruti.'


"Oh, je vois…"


Tim se mit à suer à grosses gouttes, sentant un silence pesant s'installer entre eux deux.


'Pourquoi tu ne remarques rien ? Comment peux-tu être aussi stupide, Tick ?! Tu es juste en face de moi et tu n'arrives pas à me reconnaître ?!'


"…Est-ce que vous êtes inquiet pour la mexicaine ?"


"Hmm ? Oh, non, pas du tout, en fait. Je sais que Maria ne peut pas perdre."


'Mais bien sûr. Tu as déjà oublié ce qui est arrivé hier ?'


"…Alors pourquoi voulez-vous que je les arrête ?"


"Parce que… toutes les deux, elles essaient seulement de retrouver ce qu'elles ont perdu. Leur combat n'a pas de raison d'être."


"…Huh."


'Tu étais toujours comme ça, grand frère. Tu arrivais toujours à voir dans le cœur des gens, d'une façon ou d'une autre. Hmph. Retrouver ce qu'elles ont perdu ? Rien à voir avec moi, alors. Tu sais pourquoi je suis là, Tick ? Je suis là pour enterrer le passé, et tu fais partie du lot.'


"Mais… Si vous ne les arrêtez pas, alors j'espère que vous ne m'en voudrez pas si j'encourage Maria. Désolé," reprit Tick, avant de repartir d'un pas traînant vers le coin d'où il était venu. Tim fixa son dos qui s'éloignait, luttant contre une envie irrépressible d'interpeller son frère et de lui avouer qui il était. C'est seulement en se restreignant de toutes ses forces qu'il parvint à rester muet.


'Du calme, c'est toi qui es censé être le plus malin ! Qu'est-ce que ça pourrait bien m'apporter de révéler mon identité ici, à part des emmerdes ?!'


Tim secoua la tête avec désespoir, se remémorant soudain les mots de Beriam.


"Vous, vous êtes un papillon."


"Ils ne vous voient même pas comme une proie ; ils vous ignorent, et vous laissent là à attendre que la mort vienne vous emporter, pieds et poings liés."


'Pas question. Je refuse de finir comme ça. Peut-être que je suis pris au piège pour le moment, mais un jour je mettrai en pièces cette toile, et je dévorerai les araignées qui m'ont capturé.'


Et pour y parvenir, il fallait qu'il arrête de songer au passé. Il se trouvait en ce moment dans une position délicate, impossible à supporter pour le garçon qu'il avait été à une époque, le petit garçon qui rêvait encore de pouvoir ouvrir son cœur aux autres…



— —



"Au final, je suppose que vous pourriez dire que nos personnalités sont le contrecoup direct des expériences de Huey," dit Christopher, envoyant un coup à Vino avec son pistolet.


"Ça devait être des expériences bien tordues, alors. Laisse-moi deviner, toi tu étais comme le singe qui pique des bananes dans le placard une fois que les chercheurs sont partis."


"Désolé, mais non. Dans mon cas, je laisserai tomber les bananes et j'irai plutôt m'attaquer aux chercheurs. Bon, je serais incapable de faire quoi que ce soit à Maître Huey, mais vous avez compris l'idée."


"Votre fameux maître Huey ne vous a jamais appris à ne pas gaspiller votre salive en ressassant les opportunités manquées ?" commenta Vino, en se pliant en deux pour esquiver la lame.


"C'est bien possible, vous savez. Tiens, tant qu'on parle de s'enrichir l'esprit… Pauvre Adelle. Elle n'a jamais eu l'occasion d'apprendre quoi que ce soit. L'intérieur de son crâne est désespérément vide. Huey a tout de suite décidé qu'elle était un échec et s'est servi d'elle pour tous ses tests. Elle a fini par atterrir dans mon équipe un jour, et j'ai bien peur que la pauvre petite chose soit désormais convaincue que la seule façon qui lui reste d'obtenir un peu de reconnaissance, c'est de tuer suffisamment de personnes."



Tandis que Vino faisait face à Christopher, Chane couvrait ses arrières, guettant le moindre chakram qui volait dans leur direction. Ils arrivaient à intervalles irréguliers, chacun dirigé avec une précision inquiétante vers elle ou Vino. Elle supposa que leur ennemi était du genre à se tapir dans l'ombre et préférait éviter à tout prix de se dévoiler, et pourtant après avoir paré dix anneaux à la suite, elle entendit une voix s'adresser à elle.


"Salut."


Elle redressa la tête, regardant avec curiosité à travers la pluie pour essayer de repérer la source de cette voix, mais malgré ses efforts l'ennemi inconnu restait mystérieusement invisible.


"Alors c'est toi, Chane. Les Jumeaux sont intarissables à ton sujet." On aurait dit une femme plus âgée, à la voix chaude et séduisante ; Chane décida de ne pas y prêter attention. Il était fort possible, après tout, que la voix n'ait décidé de lui parler que pour mieux la distraire avant d'attaquer.


"Ça a l'air de rouler pour toi, avec Monsieur Le Magnifique Rouquin là-bas. Mais tu es au courant que nous suivons les ordres de Huey, tout de même ?"


Chane hésita une seconde, puis acquiesça silencieusement. Il lui était interdit de mentir quand il s'agissait d'affaires liées à son père.


"Alors dis-moi, poupée. Je suis curieuse de savoir. Supposons que Maître Huey t'ordonne de le tuer… Qui choisirais-tu ? Lui, ou ton père ?"


En apparence, Chane resta de marbre, comme à son habitude. Mais dans son cœur, c'était la tourmente, une véritable tempête d'émotions. Le dilemme posé par la voix désincarnée était un problème qui la hantait depuis déjà un certain temps, et à dire vrai c'était ce qu'elle craignait le plus au monde. La question l'avait carrément bouleversée, et c'est sûrement à cause de ça qu'elle oublia – l'espace d'une seconde seulement, mais elle oublia – qu'elle était en plein combat. Profitant de sa distraction, quatre anneaux fendirent l'air d'un seul coup.


Chane revint à elle avec un sursaut, leva ses couteaux et parvint à les bloquer adroitement tous les quatre… mais elle ne remarqua pas le cinquième chakram qui fila vers elle l'instant d'après, envoyé au moment précis où elle baissait ses armes avec prudence. L'anneau tournoyant frôlait Chane à moins d'un centimètre, sur le point de lui ouvrir la gorge, quand la main de Vino jaillit dans son dos et saisit l'arme en plein vol comme s'il s'agissait juste d'un frisbee un peu particulier. Ses doigts se resserrèrent sur la surface plate et arrêtèrent net la rotation mortelle de l'objet. Vino se tourna, délaissant Christopher pour le moment et répondit à la voix inconnue – ou plutôt, à Chane.


"Tu peux obéir à ton père sans m'abandonner pour autant, tu sais."


"…Qu'est-ce que tu nous chantes, là ?" rétorqua Liza, visiblement irritée, mais Vino l'ignora.


"Si ton père t'ordonne de me tuer, alors tu n'as aucune raison d'hésiter. Attaque-moi sans relâche. Je n'aurai qu'à tout esquiver, et nous pourrons continuer notre idylle éternellement. Ahh, c'est ça qu'ils appellent le grand amour."


Chane le dévisagea comme s'il venait de parler en chinois… puis elle sourit, les lèvres retroussées si légèrement que seul son fiancé s'en aperçut. Stimulé par le bonheur de sa bien-aimée, Vino poussa un cri de joie.


"Génial ! Et l'origine de cette mystérieuse voix, ce doit être… toi !"


Il pivota sur lui-même et jeta de toutes ses forces le chakram dans sa main sur Christopher. Le tueur se tordit sur le côté et fronça les sourcils tandis que le projectile passait en sifflant sans le toucher, avant de demander, "…Mais qu'est-ce que vous racontez ?"


"…Mince. Ha ha. Je me disais que tu étais peut-être ventriloque. Ou bien, avec toutes les expériences dont tu nous rebats les oreilles, que tu avais un deuxième visage sur le ventre, un truc comme ça…"


"Et le chakram, alors ? Je l'aurais lancé comment ?"


"J'sais pas. Il aurait pu voler ici par hasard ?"


Vino grimpa encore une marche sur les escaliers où ils se battaient depuis tout à l'heure et réalisa qu'il n'y en avait plus d'autre. Ils avaient atteint le sommet du gratte-ciel. Entre deux rafales de coups furieux et autres bavardages sans intérêt, ils avaient conquis le Mist Wall.


Pas qu'il y ait spécialement de quoi être fier pour lui, bien sûr.



— —



Elle avait perdu le compte des volées qu'elles avaient échangées.


Les étincelles métalliques illuminaient le visage de Maria tandis qu'elle bondissait en arrière, cherchant désespérément à maintenir la distance. Contrairement au hall étroit dans lequel elles s'étaient battues la dernière fois, la grande salle du restaurant lui offrait beaucoup d'espace pour se déplacer. Malheureusement, cela signifiait aussi qu'Adelle avait toute la place nécessaire pour agiter sa lance à sa guise.



"Ça va finir pareil qu'hier si tu continues comme ça, amigo," se murmura Maria.


Peut-être que si elle s'était jetée à corps perdu, prête à périr avec Adelle, elle aurait réussi à frapper un coup décisif. Mais si elles mouraient toutes les deux, cela ne valait pas mieux qu'une égalité ; et Maria tenait à remporter la victoire. Elle avait promis à Eve de revenir en vie.


"Il faut que je la batte et que je m'en sorte saine et sauve…"


'Tiens, c'est vrai… J'avais perdu mes épées hier, mais comment ?'


La veille, sous le choc, elle avait tout oublié de l'incident ; c'est seulement maintenant qu'elle se souvint du dénouement anormal de leur affrontement. Elle se rappela aussi l'homme qui avait provoqué cette conclusion inattendue, et réalisa qu'il était assis à même pas dix mètres d'elle…


Avant qu'elle puisse exploiter cette pensée soudaine, la sonnerie de l'ascenseur retentit une fois de plus : les portes s'ouvrirent et une véritable marée d'agents de sécurité déferla de la cabine. Ils portaient tous un badge Nebula accroché à la poitrine ; difficile de dire s'il s'agissait de renforts appelés après l'attaque de l'immeuble ou bien des gardes du rez-de-chaussée finalement revenus à la vie. Sitôt sortis de la cabine, ils aperçurent Adelle en train d'agiter dans tous les sens une lame peu rassurante et s'emparèrent des pistolets accrochés à leur ceinture, en s'avançant lentement vers elle.


"S'il vous plaît… restez en dehors de ça."


Adelle réagit avant qu'aucun des gardes ait le temps de faire quoi que ce soit, et fit pivoter sa lance pour empaler l'un d'entre eux en plein cœur. L'homme s'effondra immédiatement et glissa de la lame avant de tomber au sol. Ses collègues se figèrent, pétrifiés par l'effroi tandis qu'Adelle s'avançait pour leur régler leur compte à leur tour.


Ce qui laissait finalement à Maria une chance de souffler. Elle inspira et expira lentement, jusqu'à ce que sa respiration retrouve un rythme naturel, et se tourna vers Ronnie.


La veille, le chiamatore de la Famille Martillo dégageait une aura étouffante, écrasant tout le monde de sa présence, mais en ce moment elle ne ressentait absolument rien de particulier chez cet homme. La seule chose vraiment étonnante, c'est qu'il restait d'un calme olympien malgré le chaos qui régnait ; comme s'il était absolument certain que quoi qu'il advienne, il ne risquait pas la moindre égratignure.


"…Oui ?" interrogea Ronnie, son regard impassible répondant à celui de Maria.


"Ah…"


"Si c'est au sujet des événements de la veille, je pense que le moment est mal choisi pour en discuter. Cela étant, si vous désirez faire appel à mon pouvoir, je serais ravi de vous aider…" expliqua Ronnie, répondant tranquillement à la question qu'elle n'avait même pas eu le temps de poser. Il laissa quelques secondes s'écouler, puis reprit : "Mais êtes-vous sûre de pouvoir continuer à brandir ainsi vos armes, après avoir eu besoin de mon assistance dans cette bataille ?"


Maria eut un sursaut de recul, comme si la question l'avait heurtée physiquement.


'Est-ce… Est-ce que c'était ça, mon idée ?'


Elle ne comptait pas lui demander de l'aide. Elle s'était juste demandée s'il pouvait lui fournir quelques explications sur l'incident du manoir.


'Juste ça ? Juste ça, vraiment ? Ou bien est-ce que j'espérais, inconsciemment, qu'il viendrait à mon secours, vu qu'il avait l'air de connaître Tick ? Si je comptais me reposer sur lui, alors… alors je ne mérite plus de tenir Murasamia…'


Quelqu'un s'approcha d'eux, interrompant les lamentations intérieures de Maria.


"Hé, M. Ronnie~"


"Tick ?"


Tick Jefferson sourit de façon innocente pour saluer Ronnie. Ni le lieu ni la situation présente n'étaient adaptés à une telle touche de bonne humeur, mais quelles que puissent être les circonstances, Tick gardait les yeux plissés dans une expression de joie perpétuelle. Alors même que Maria était prise de tremblements, sur le point de succomber à nouveau aux affres du doute, il souriait en affichant un bonheur béat.


"Maria n'abandonnera pas ses épées~"


"Vraiment. Pourquoi en êtes-vous aussi sûr ?" demanda Ronnie, sincèrement curieux.


"Parce qu'elle n'a pas besoin de vous demander votre aide, M. Ronnie. Et même si c'était le cas, elle n'aurait pas honte de le faire. Maria est forte, vous savez !"


"Vraiment… Je vois. Je vous prie de m'excuser de vous avoir fait douter de vous-même," reprit Ronnie, baissant les yeux, et il se tut.


Cependant, chacun des encouragements de Tick était un véritable coup de massue pour le mental de Maria, et l'enfonçait à chaque fois un peu plus. Dire qu'elle n'arrivait même pas à croire en elle-même.


'Mais oui, c'est ça. C'est pour ça que j'ai été sauver le gamin au tatouage. Parce que Tick me regardait.'


Il ne l'avait pas regardée d'un air suppliant. En fait, on n'aurait même pas dit qu'il l'avait regardée délibérément. Leurs regards s'étaient juste croisés, par hasard, juste un instant. Mais ce bref moment avait suffi à lui donner honte d'avoir hésité.


Il lui avait affirmé qu'il avait foi en elle, avec son sourire naïf. C'était ces yeux qui l'avaient poussée à intervenir ; elle s'était élancée instinctivement, comme si son corps cherchait à fuir la culpabilité abjecte qui lui consumait le cœur. Elle était partie en courant loin de ce sourire, se réfugiant dans l'ivresse du combat.


'Il me manque encore une chose. Juste un élément de plus pour me soutenir. J'ai honte de devoir m'appuyer sur ces béquilles. Mais je n'ai pas le choix. J'ai besoin que quelqu'un me promette que je peux y arriver.'


Avant même de réaliser ce qu'elle faisait, Maria tendait déjà Murasamia à Tick.


"Tick… Je vais le faire. Cette fois, c'est sûr, je vais la battre. C'est moi qui vais gagner."


"C'est génial, Maria~"


"Alors… Tick… Est-ce que tu peux juste me promettre d'avoir foi en Murasamia pour moi ?"


"Non."


Maria recula sous le choc, n'ayant jamais envisagé qu'il puisse refuser sa requête.


"M-mais Tick ! Tu…"


Sa voix prit une note désespérée, presque implorante, mais Tick secoua la tête et enchaîna avant qu'elle ne se mette à le supplier.


"Je crois en toi, Maria. Pas en cette épée…"


"Quoi…?"


Maria écarquilla les yeux sous le coup de la surprise.


"Je t'ai déjà dit que je ne crois que dans ce que je vois. Alors je ne peux pas croire au lien qui te relie à tes épées, à ta détermination, ou à ta foi. Mais je veux croire en ta victoire, alors j'ai décidé que moi, j'allais croire en toi."


Il lui avouait la vérité sans détour. Chacun des mots qui franchissaient ses lèvres était une pensée tirée des tréfonds de son âme, transmise de vive voix à Maria.


"Je t'ai vue t'entraîner tout ce temps de mes propres yeux. Tu t'entraînais à la moindre occasion, dès que tu n'étais pas en mission. Tu y as investi beaucoup beaucoup d'efforts, plus que n'importe qui. C'est pour ça que je crois en ta victoire, Maria~"


"Tick…"


"Et si on faisait comme ça ? Tu connais cette épée beaucoup mieux que moi, pas vrai ? Alors tu n'as qu'à croire en ton épée, et moi je croirai en toi. Comme ça, personne n'est abandonné," proposa-t-il.


Maria resta muette, perdue dans ses pensées. Elle dévisagea les katanas dans ses mains.


'À quel point suis-je vraiment familière avec cette épée ?


À quel point suis-je vraiment familière avec ma propre force ?


Si je me battais, c'était pour obtenir la réponse à ces questions, non ?'


Maria resserra sa prise sur la garde des katanas, creusant au fond d'elle-même en quête de réponses.


"J'avais perdu de vue Murasamia… Je ne pensais plus qu'à moi…"


"Hmm ?" remarqua Tick avec curiosité.



Elle était toujours en train de fixer ses armes quand la voix geignarde d'un jeune homme simultanément en train de crier et de fondre en larmes vint interrompre son débat intérieur.


"Q-q-qu'est-ce que vous fabriquez ?! D-des gens sont en train de se faire massacrer là-bas et vous tapez la discute ?!"


Les braillements de Jacuzzi arrachèrent Maria à sa rêverie, et lorsqu'elle leva les yeux vers Adelle elle vit que la jeune femme avait déjà éliminé tous les gardes. En fait, elle semblait en avoir fini depuis longtemps ; le sang qui avait éclaboussé toute la salle commençait déjà à trembloter, refluant vers les cadavres. Adelle était présentement occupée à affronter Ennis et Firo. Ennis était intervenue pour essayer de mettre fin au carnage, et Firo l'avait rejointe, mais ni l'un ni l'autre ne semblait avoir beaucoup d'expérience face à un adversaire muni d'une lance. Même seule contre deux, Adelle repoussait sans mal leurs attaques.


Ayant finalement une occasion de la voir combattre de loin, Maria s'émerveilla malgré elle du style de combat d'Adelle ; cette méthode qu'elle avait improvisée toute seule lui assurait une défense parfaite, sans la moindre faille.


"…Elle est douée…"


Un frisson secoua Maria, mais la sensation de terreur paralysante qu'elle ressentait il y a quelques instants s'était évanouie.


"…Je n'ai qu'à être meilleure qu'elle."


Elle agrippa ses épées en silence, se plaçant face à Adelle tout en orientant les lames vers le sol. On l'aurait crue dans un de ces duels au Far West, avec des katanas en guise de revolvers.


"…Je suis désolée, Murasamia. C'est toi qui te battais tout seul depuis le début. Je me reposais sur toi et te laissais responsable de tout, mes victoires, mes défaites…" murmura-t-elle, pressant doucement ses lèvres contre la surface de la lame. "Murasamia, tu n'es pas qu'une arme pour moi. Tu es mon compañero !"


Elle hocha la tête une fois vers Tick puis s'éclaircit la voix.


"Une seconde, amigo !" cria-t-elle à Ennis et Firo. "Elle est à moi !"


Ils se figèrent tous les deux, surpris par cette déclaration inattendue ; même Adelle se tourna pour regarder Maria, avec une légère trace d'incrédulité sur le visage.


"Ah… Je ne pensais pas que vous seriez restée," dit-elle, en profitant pour insulter Maria au passage. Elle s'écarta d'un pas des deux immortels, réservant toute son attention à l'épéiste mexicaine. "Vous n'avez pas encore compris ? Je vous avais expliqué, il me semble ? Vous n'avez aucune chance de l'emporter contre une lance… à moins d'être trois fois plus forte que moi…"


"Bien sûr que je m'en souviens, amigo. Et je dirais que j'ai, allez, facilement le double de ton expérience."


"…Soit. C'est peut-être vrai, mais—"


Maria avait un sourire jusqu'aux oreilles.


"Tu vois ! C'est la preuve que je vais gagner !"


"…Quoi ?" demanda Adelle, complètement médusée.


Le reste de leur audience impromptue adopta également une expression déconcertée, attendant de voir où elle voulait en venir. Le sourire de Maria prit un air malicieux.


"Parce que j'ai deux épées, et deux fois deux font quatre, amigo !"


Un silence de mort s'abattit sur la pièce ; on n'entendait plus que le rugissement de la tempête au dehors. Après un long moment, Adelle finit par secouer la tête avec agacement, et Maria leva ses katanas en retour, mais avant qu'elles puissent entamer l'affrontement un cri de surprise retentit avec fracas depuis la cuisine.


"Elle a tout bon, Miria ! Deux fois deux, ça fait vraiment plus que trois !"


"Alors la fille aux épées va gagner, pas vrai, Isaac ?"


Tick, lui aussi, finit de compter sur ses doigts et releva la tête en s'exclamant "Wouah ! Tu as raison, Maria !"


Le reste des spectateurs, pourvus d'un peu plus de sens commun, avaient l'air de vouloir protester, mais la conviction pure qui animait la voix de Maria les retint de dire quoi que ce soit. Quand à Ronnie, il semblait trouver la situation désopilante. Ses épaules tremblaient d'éclats de rire silencieux.


"…Apparemment, ils n'avaient pas tort quand ils disaient que les inconscients n'ont peur de rien," répliqua froidement Adelle. Le ton de sa voix laissait clairement entendre qu'elle estimait qu'on se moquait d'elle, et son visage était chargé de surprise et de colère lorsqu'elle s'avança en levant sa lance devant elle. Elle fit un pas en avant, sans y prêter plus attention que ça, car pendant une seconde elle avait cessé de prendre son adversaire au sérieux.


Mais Maria ne laissa pas passer cet instant. Elle s'élança au pas de course, juste avant qu'Adelle ne repose le pied par terre… et jeta son Murasamia bien-aimé en l'air.



"Aah ?!"


Choquée par la vitesse de Maria, mais aussi et surtout par le fait qu'elle ait transformé son épée en missile, Adelle ne réagit pas instantanément. L'épée s'éleva puis retomba dans une espèce d'arc de cercle, la lame toujours parallèle au sol, l'extrémité pointant droit sur Adelle.


'Elle l'a jetée sur moi ? Non, impossible qu'elle me touche, elle l'a lancée beaucoup trop haut !'


Ses yeux repassèrent sur Maria et elle vit que l'assassin mexicaine venait de saisir son autre katana à deux mains, en le tenant parallèlement au sol et à hauteur du cou, appuyé contre son épaule gauche. C'était le genre de posture qui ne s'enseignait dans aucune académie, et qu'on ne trouvait dans aucun manuel.


'Elle s'est débarrassée d'une épée pour aller plus vite ? Alors ses histoires de deux fois deux, c'était du bluff ?'


Adelle prit sa décision et adapta sa défense pour prendre en compte le fait que son ennemie n'avait plus qu'une seule arme. Mais l'instant d'après, Maria frappa devant elle avec Kochite, et la pointe du katana rentra en contact avec l'extrémité de la garde de Murasamia. Elle continua à pousser en avant, les deux épées connectées comme la garde et la lame d'une épée unique, et Murasamia était désormais en train de filer à toute vitesse vers Adelle.


Avec ses deux épées reliées bout à bout, la portée de Maria dépassait celle d'une lance, ne serait-ce que pour un instant.


'Je ne vais pas me laisser avoir par un tour de passe-passe !'


Adelle rabattit sa lance, déviant Murasamia avec le manche avant que la lame ne lui transperce la gorge.


Et c'est ainsi qu'elle scella son destin.


Le tour de passe-passe avait commencé dès l'instant où Maria avait jeté l'épée. Normalement, les deux katanas de Maria n'avaient pas la moindre chance face à la lance d'Adelle ; si elle avait juste laissé Maria venir à elle, la mexicaine n'en aurait pas réchappé. Mais, déstabilisée par l'épée projetée en l'air, Adelle avait paniqué et laissé son instinct prendre le dessus en voyant Maria gagner une allonge soudaine. Son cerveau considéra automatiquement les deux épées de l'ennemie comme une longue arme perçante, et elle intercepta le coup avec le manche de sa lance en conséquence.


Murasamia s'envola vers le plafond. Mais Kochite continuait de foncer vers Adelle, sa trajectoire inchangée. Propulsé par la force des bras de Maria, le métal tranchant poursuivait sa course infaillible. Toute la force et le courage de Maria étaient concentrés dans cette fine lame, qui avançait avec pour seul but de trancher sa cible.


Le temps qu'Adelle réalise son erreur…

…Elle pouvait déjà voir toute la longueur de l'épée sous ses yeux.


'Ah…'


Il était trop tard pour réagir. Exposée après la force excessive qu'elle avait déployée en tentant de parer le coup, Adelle ne put que regarder l'épée la transpercer.


'Elle est trop rapi— aaaaah !'


Le katana frappa comme l'éclair, à une vitesse qui défiait l'entendement d'Adelle. Kochite s'enfonça profondément dans son épaule. Le métal argenté perça la chair rose pâle, d'une couleur bien plus claire que le teint mat de Maria.


Rapide,

et tranchant,

et profond,

et décisif…


Le coup d'épée fut foudroyant, et trancha la peau d'Adelle.



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"…Ah…

…Aaaaaaah…"


La peau et les muscles se déchirèrent sous la lame, taillant un espace qui n'aurait pas dû exister dans son corps. Une sensation d'absence et de souffrance profonde l'enveloppa et s'empara de son cerveau tout entier, la rendant même incapable de crier.


Elle avait été blessée à l'épaule, mais des pics d'électricité se propageaient dans son système nerveux jusqu'à ses genoux, lui coupant toute force dans les jambes. L'espace d'une seconde, on put distinguer un éclat blanc dans l'entaille rouge sombre sur son épaule droite. Adelle chancela, son cœur battit une fois… Et un jet de sang écarlate jaillit de son épaule, comme si le liquide était doté d'une conscience propre et cherchait à s'échapper.


"Ah…"


Et pourtant, Adelle ne criait toujours pas. Elle s'affaissa par terre, claquant le bout de sa lance contre le sol pour s'appuyer sur l'arme et essayer de soutenir aussi bien son corps que son esprit. Ses jambes avaient fini par céder.


À genoux, elle lutta pour reprendre sa respiration, mais même cela s'avéra impossible ; elle continuait à inspirer et expirer de brèves goulées d'air douloureuses. Dès qu'elle tentait de ralentir et d'inspirer lentement, elle se sentait étouffer. Elle avait l'impression que ses poumons étaient saisis de spasmes. La blessure dans son épaule continuait à répandre un peu plus de sang à chaque tressaillement pénible.


Une longue, fine lame argentée surgit derrière elle et vint se poser doucement contre la peau de son épaule gauche intacte, et elle frémit de peur à l'idée d'un second coup.


"…C'est la première fois que tu te fais couper comme ça ?" demanda Maria, plus par curiosité qu'autre chose maintenant que la victoire était sienne. Adelle ne répondit pas. Peut-être qu'elle refusait d'accorder cette satisfaction à Maria, ou peut-être était-elle simplement incapable de se concentrer suffisamment pour former une phrase cohérente. Son bras droit pendait inerte à son côté, et elle ne leva même pas la tête vers l'assassin, gardant les yeux rivés au sol.


"…Wouah, c'était vraiment ta première fois, on dirait."


Maria ne comptait plus le nombre de personnes qu'elle avait tuée durant ses années de métier, et naturellement, certains avaient refusé de partir sans faire d'histoires. Un homme avait persisté à l'attaquer même après avoir perdu les deux bras, mordant sauvagement comme s'il allait lui arracher la gorge. Un autre avait continué à se défendre longtemps après qu'elle lui ait transpercé le cœur, se battant au-delà de son dernier souffle.


Suite à ces expériences, elle prenait bien garde de rester prudente même après avoir porté le coup fatal ; mais Adelle faisait tellement peine à voir que Maria était sûre de pouvoir baisser sa garde sans risque. Elle prit une profonde inspiration et se tourna vers Tim, rangeant ses épées dans leur fourreau au passage.


"…Tu sais, amigo, elle pourra probablement s'en sortir si tu arrêtes l'hémorragie tout de suite."


Tim sursauta comme s'il sortait d'une transe et se précipita auprès d'Adelle en criant son nom. Il saisit une nappe sur la table d'à côté et en déchira un morceau en guise de bandage improvisé.


"…Je pensais que vous alliez la tuer," avoua-t-il franchement.


"S'il s'agissait d'un contrat, oui. Mais ce n'est pas le cas, et c'est elle qui me tenait hier, alors pour moi on est quitte."


Elle se rapprocha de Tick et finit par laisser ses muscles se relâcher ; son visage s'éclaira d'un sourire radieux.


"J'ai gagné, Tick !"


Tick l'accueillit avec son sourire habituel. "Tu sais Maria, tu as l'air d'être—"


"Pas besoin de me faire un discours, amigo ! On n'a qu'à éclater de rire ensemble !"


L'expression qui ornait le visage de Maria n'était pas remplie de la joie enfantine qui lui était coutumière, mais plutôt d'un bonheur réconfortant, qui donnait chaud au cœur. Puis son sourire charmant disparut, remplacé par un rictus malicieux plus traditionnel, et elle bomba fièrement la poitrine.


"Merci, Tick. Je suis tellement heureuse en ce moment, et c'est grâce à toi ! Je me sens capable de découper Dieu ! Je pourrais trancher l'acier, le vent, et même ces fichus nuages !"


Elle s'avança vers la fenêtre brisée et posa un genou à terre. D'un geste rapide, délicat, elle brandit son épée. La lame glissa hors du fourreau avec un son de cloche… Et un miracle se produisit au dehors.


"Bon Dieu de…"


"Wouah…!"


Les nuages se séparèrent à l'instant précis où Maria dégainait son katana, révélant une nappe de lumière aveuglante qui vint illuminer la vitre. Maria sembla considérer le miracle comme rien de moins que ce qui lui était dû et elle se releva avec aplomb, encerclée par la lumière chaleureuse du soleil comme un halo.


"…Tu vois ?"



Alors que des exclamations incrédules éclataient dans le restaurant face au phénomène incroyable, Ronnie restait assis à l'écart, l'ombre d'un sourire sur les lèvres.


"Bien sûr que non, ce n'est pas une coïncidence. Un miracle ? Absurde."


Il appuya son index sur sa tempe, satisfait du résultat de son petit tour.


"Voyez ça comme mes félicitations."



— —



Pendant que le reste des gens présents étaient accaparés par le spectacle au dehors, Tim était parvenu à bloquer l'épanchement du sang de l'épaule d'Adelle.


"Est-ce que ça va ?"


Adelle leva la tête vers lui, après être parvenue à rassembler suffisamment ses esprits pour recouvrer la parole.


"Tim…"


"Je n'ai pas d'anti-douleurs sur moi, mais je vais t'amener chez un médecin le plus vite possible. Il faut que tu tiennes jusque là, d'accord ?"


"Est.. Est-ce que je suis… un échec ?"


La douleur devait être insoutenable, mais elle continua à parler malgré tout, la voix tremblant sous la panique et l'effort.


"Je… Je n'avais jamais été coupée… avant… C'est la première f-fois, que j'ai jamais… jamais… Le sang… ses doigts sont trop forts… je n'arrive pas à bouger ma lance…"


Le choc l'avait vraiment secouée. Elle semblait mélanger Claire et Maria dans ses souvenirs.


"Tout va bien, maintenant. Ça n'a plus aucune importance. Calme-toi."


"J'ai… j'ai…!"


"Calme-toi, j'ai dit !"


Tim parvint à relever Adelle et à la faire tenir debout, passant un bras dans son dos pour l'empêcher de tomber. Adelle faisait de son mieux pour se redresser de son côté, tenant sa lance comme un bâton de marche dans sa main valide.


"Bon sang, on va devoir partir sans Christopher et Chi, ils n'auront qu'à nous rejoindre plus tard," grommela Tim avec colère. Il se retourna vers la sortie du restaurant pour partir. Mais sur son chemin se dressait un visage familier.


"…Yo."


"Genoard ! Mais où est-ce que vous étiez encore fourré ?! Non, laissez tomber. Allez, aidez-moi à porter Adelle…"


La voix de Tim fléchit et il avala sa salive, mal à l'aise. Il venait de remarquer la lueur mauvaise dans les yeux de Dallas.


"Attendez…"


"Je pensais pas pouvoir vous m'occuper de vous deux aussi tôt. J'allais utiliser ces mômes pour vous avoir… mais j'ai plus besoin d'eux, on dirait. Faut croire que c'est mon jour de chance."


Dallas s'avança lentement vers eux, tirant son couteau fétiche de sa poche de veste. Ce couteau l'avait accompagné dans son séjour au fond de l'Hudson et la lame était entièrement rongée par la rouille, mais ça lui convenait parfaitement ; les blessures infligées par le métal ébréché n'en seraient que plus douloureuses.


"J'dois dire, j'aurais jamais cru que vous alliez vous faire niquer tous seuls et me mâcher l'b— Hein ?"


Dallas sentit soudainement quelque chose de froid lui percer la poitrine alors qu'il levait son couteau ; il baissa la tête et vit deux pointes argentées appuyées contre le plat de sa veste. La troisième pointe était invisible, enfoncée profondément sous sa peau.


"Quoi ?"


Il finit par réaliser qu'Adelle venait de le transpercer d'un coup de lance, frappé de la main gauche ; à peine venait-il de percuter qu'il se mit à cracher un flot de sang noirâtre.


"Une… une main me suffit largement pour quelqu'un comme vous, M. Genoard…"


"Apparemment, je vous avais sous-estimé… Soyez gentil et allez faire une petite sieste, Genoard."


Tim sortit son pistolet et le pointa sur Dallas pour lui tirer dans la tête, mais il s'arrêta en plein geste, troublé. Dallas était en train de sourire, les dents rougies par le sang.


"Mais v'savez c'est quoi le coup de bol énorme que j'ai eu ?!"


Ceux qui étaient restés absorbés par la vue à travers la fenêtre durant ce temps se retournèrent pour voir pourquoi on criait.


"Hier, j'ai rencontré une pétasse complètement marteau, une vraie dingue des bombes !"


Derrière le cri de Dallas, Tim entendit distinctement un bruit étrange. On aurait presque dit une espèce de… sifflement ?


'Qu'est-ce que c'est que ce foutu bruit ?'



"Quoi ?" balbutia Nice en tournant la tête vers Dallas. Elle ne voyait absolument pas pourquoi il disait avoir eu de la chance de la rencontrer. C'est là qu'elle aperçut quelque chose qui crachotait par intermittence sous la veste du voyou, une lumière qui lui paraissait familière. Il n'y avait pas de doute possible ; des étincelles blanches, jaunes et rouges, qui faisaient penser à un feu d'artifice… Son visage devint pâle comme un linge lorsqu'elle réalisa de quoi il s'agissait.


"À terre !"


'C'est les explosifs militaires qu'on a piqué dans le train…!'



"Une pluie de sang ? Non possible ! Je n'ai pas vu."


"Mais je suis sûre de ce que j'ai vu, Fang…"


Eve et Fang attendaient toujours sous l'auvent d'un bâtiment voisin, observant les étages supérieurs du Mist Wall.


"Et même s'il arrive des sales choses à l'intérieur, pourquoi du sang serait-il à l'extérieur ?"


"Tu as raison, mais…"


Eve se tut, visiblement troublée ; Fang essaya de la réconforter en forçant un peu de légèreté dans sa voix.


"Tout va bien ! Vino et Chane sont là haut. Rien besoin de s'inquiéter tant que l'immeuble reste debout !"


Fang sourit d'un air confiant, et comme pour ruiner délibérément ses efforts, un gigantesque nuage écarlate enflammé s'échappa des vitres du dernier étage. Une seconde plus tard, le bruit sourd de l'explosion atteint leurs oreilles, suivi peu après par une impressionnante pluie de verre brisé qui dura plusieurs secondes, matraquant le bitume devant eux.


Les fragments étincelaient avec un éclat plaisant sous la lumière du soleil fraîchement révélé, et Eve et son domestique les fixèrent bouche bée. Certains de ces fragments étaient couverts de taches rouge sang…



Le plus choquant dans la scène, c'est qu'une partie du liquide cramoisi se mit à refluer le long du mur, escaladant la paroi à une vitesse incroyable afin de revenir à sa source ; mais malheureusement, personne ne se trouvait suffisamment près du gratte-ciel pour assister au phénomène.



— —



"Je pensais que les Lamia étaient censés être des vampires. Tu devrais déjà t'être changé en tas de cendres, non ?"


"Vous passez trop de temps au cinéma."


"Bah, techniquement, n'importe qui se transformerait en cendres si on le jetait dans le soleil. Nan, attends, il s'évaporerait d'abord, hein ?"


Vino et Christopher continuaient à bavarder tout en poursuivant leur combat à mort ; ni l'un ni l'autre ne paraissait le moins du monde fatigué. Ils étaient tous les deux trempés, mais le liquide qui couvrait aussi bien leurs vêtements que leur corps n'était ni de l'eau ni de la sueur.


Les nuages s'étaient séparés pour une raison inconnue, et bien que les intempéries n'aient pas cessé, ils étaient maintenant baignés par la lumière naturelle du soleil en plus de l'averse.


"Mère Nature et ses caprices sont vraiment exceptionnels, vous ne trouvez pas ?"


Christopher fit une pause et écarta grand les bras, avec un rictus provocateur, sous le ciel pluvieux et ensoleillé.


"C'est ça ton deal ? Tu essaies d'entrer en harmonie avec la nature en l'idolâtrant, pour compenser le fait que tu n'as rien de naturel ?"


Christopher se gratta la tête, en souriant d'un air légèrement embarrassé.


"C'est à peu près ça, oui."


C'est pile à cet instant que les fenêtres en dessous d'eux volèrent soudain en mille morceaux, laissant un nuage de fumée incandescente et des flammes orangées s'échapper par l'ouverture. Immédiatement, l'onde de choc se propagea jusqu'à eux, et le sol métallique se mit à trembler sous leurs pieds.


"Qu'est-ce que c'était que…?"


Christopher regarda en dessous de lui avec curiosité la boule de feu qui continuait de s'étendre, mais Vino semblait trouver la chose plus surprenante que véritablement choquante.


"Ah."


'Ça, c'est le matos qu'ils transportaient en cachette dans le Flying Pussyfoot'


Sans un mot, ils observèrent tous les deux l'explosion se dissiper, leur combat temporairement oublié. Chane, elle aussi, s'arrêta un moment pour regarder par dessus le bord, mais un chakram fila vers elle en virevoltant la seconde d'après pour lui rappeler poliment que ce n'était pas le moment d'admirer le paysage.


Vino examina pensivement le nuage de fumée et finit par marmonner, "Chane, ça me navre de devoir couper court à notre petite danse, mais tu pourrais redescendre et t'assurer que tout le monde va bien en bas ?"


Chane acquiesça ; elle se mit à glisser le long du flanc de la pyramide si vite qu'on aurait dit qu'elle était en chute libre, tout en esquivant avec adresse les chakrams qui la suivaient.


"Oh ? Est-ce que vous ne présumez pas un peu de vos forces ? Vous pensez être capable de faire face à moi et à Liza, tout seul ?"


Christopher secoua la tête avec un désespoir feint face à l'inconscience de son adversaire, mais Vino ne prêtait aucune attention au tueur ; il s'étira un instant puis se redressa. La lueur dans ses yeux ne semblait plus être tout à fait la même.


"Bon, très bien. Puisque le soleil s'est mis à briller et tout… J'imagine que je ferais bien de m'y mettre."


"Ha ha ha ha ha ! Comme c'est comique ! J'applaudis votre esprit, messire," répondit Christopher, observant du coin de l'œil les multiples chakrams qui se rapprochaient dans le dos de Vino. Apparemment, Liza avait cessé de poursuivre Chane et avait choisi de dévouer tous ses efforts à aider Christopher.


"OK," dit Claire, "allons-y !"


Et une seconde plus tard, six anneaux en acier auraient dû s'enfoncer dans le dos de l'assassin. Au lieu de quoi, Christopher assista à une scène inimaginable.


"Quoi…?"


"Ha. Pas mal, ces trucs."


Une seconde, Vino avait les mains vides. La suivante, il tenait six chakrams. Les anneaux avaient surgi d'angles différents, tous hors de son champ de vision, et Vino ne s'était même pas retourné.


"Qu'est-ce qui s'est—"


Vino leva la main et jeta les anneaux tranchants vers Christopher avant qu'il puisse finir sa phrase.


"—passé ?"


Chacun des chakrams fendit l'air dans un arc élégant, jusqu'à ce qu'il se croisent à l'endroit précis où se tenait Christopher. Le temps que son cerveau réalise ce qui se passait, son corps avait déjà sauté en arrière, et un coup d'œil dans son dos lui confirma que les six anneaux s'étaient enfoncés dans le sol en le manquant d'un cheveu.


"Comment—"


Il se redressa, prenant juste un instant pour retrouver son équilibre, mais c'était déjà trop. En levant les yeux, il vit Vino qui se dressait déjà devant lui.


"Échec et mat."


Vino sourit, et referma sa main droite autour du cou de Christopher.


"J'y suis allé mollo avec toi parce que je voulais profiter de l'occasion et combattre avec Chane le plus longtemps possible, mais on dirait que ça tourne au vinaigre en bas."


"Qu…" Christopher ne trouvait plus ses mots, battu à plate couture avant qu'il ait eu la chance de résister ou même de se rendre. La puissance de Vino l'avait pris complètement au dépourvu.


"Impossible… Comment avez-vous pu attraper les chakrams de Liza…?"


Un nouvel anneau sortit en tournoyant de l'averse derrière Vino, reflétant les rayons du soleil tout en filant vers son crâne à pleine vitesse. Mais l'assassin se contenta de tendre sa main libre dans son dos, sans cesser de fixer Christopher droit dans les yeux, et saisit l'arme en plein vol.



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"Vous… Vous n'avez même pas regardé…"


"Oh, mais si. Ah, ne t'affole pas, hein. Je n'ai pas des yeux derrière la tête ou une horreur dans ce genre. Je suis humain, après tout."


"Mais qu'est-ce que vous avez pu voir, foutredieu ?!" se mit à jurer Christopher. "Je ne vois pas ce que vous auriez pu utiliser comme mir…"


Sa voix s'affaissa lorsque Vino leva deux doigts et toucha le visage de Christopher avec, juste en dessous de ses yeux.


'C'est impensable.'


"Tu viens de te dire, 'c'est impensable', pas vrai ?"


Christopher n'osa pas répondre.


"Tu ne pensais pas que je pourrais repérer leur reflet dans tes yeux, hein ?"


'C'est impossible… Mais qui pourrait avoir une vision assez extraordinaire pour faire une chose pareille ? Il est… Il est vraiment humain ?'


Christopher prit conscience qu'il était en train de suer à grosses gouttes.


"Sans le moindre doute… L'être humain le plus puissant de toute la planète…"


"Ah, vous allez me faire rougir."


Christopher se tut un moment, puis retrouva un rictus narquois. On aurait dit qu'il était prêt à éclater de rire à l'idée d'avoir perdu.


"Vous avez véritablement reçu la grâce divine."


"Oh, mais Dieu n'existe pas dans ce monde. Il est seulement dans ma tête. Et pour toi, il est dans la tienne. Tu comprends c'que je veux dire ?" répliqua doucement Vino, et Christopher nota ce qui ressemblait à de la colère dans ses yeux. "Vous savez ce qui m'énerve franchement ? C'est quand les gens s'imaginent que ma force est un genre de miracle, ou un don de Dieu. Tu crois vraiment que je me suis assis par terre et que j'ai attendu qu'on vienne m'apporter ma puissance sur un plateau d'argent ?"


Sa prise se resserra, coupant peu à peu l'arrivée d'air de Christopher.


"C'est moi qui invoque le Dieu dans ma tête et qui le plie à ma volonté. C'est ce qu'on appelle 'se donner la peine'. Je fais ça tous les jours, de chaque semaine, de chaque mois, de chaque année. Ça et rien d'autre. Bon. Alors, tu admets ta défaite ou quoi ?"


En réponse à la question sortie de nulle part, Christopher se contenta de sourire et d'agiter l'un de ses pistolets, levant la lame au bout du canon vers la tempe de Vino.


"Comme tu veux."


Vino souleva Christopher de terre et lui fit faire un vol plané dans l'air, avant de le projeter la tête la première contre le sol en ciment de la pyramide au sommet du Mist Wall.


"Agh…"


Juste avant de perdre connaissance, Christopher parvint à discerner les derniers mots que lui adressa l'assassin à voix basse.


"Tu te fais du souci pour rien. Comparé à moi, on fait difficilement plus naturel que toi."


Christopher voulut répondre ; mais les mots ne sortirent pas de sa bouche, ou alors ils étaient trop inaudibles pour que même Vino puisse les entendre.



– –



Babel



"Uuh… Rien de cassé, Ennis ?"


"…Non, ça va."


Ceux qui étaient dans le restaurant au moment de l'explosion se redressèrent les uns après les autres, repoussant les débris sous lesquels ils étaient ensevelis. Ils appelèrent leurs camarades à voix haute pour s'assurer de leur état.


"Nice, Jacuzzi, vous OK ?"


"…Je crois…"


"Aaïe…"


Jacuzzi et Nice s'en étaient sortis sans dommage grâce à Donny, qui les avait couverts de son dos colossal, mais le souffle de l'explosion l'avait renversé sur ses deux amis. Inutile de préciser qu'ils étaient encore un peu sonnés.


Maria avait balancé un coup en biais avec Murasamia pour trancher le nuage de flammes, et elle était effectivement parvenue à détourner en partie le torrent d'air brûlant. Mais ensuite l'onde de choc l'avait, bien sûr, balayée avec les autres, et elle était étendue dans un coin de la pièce contre Isaac et Miria.


"Qu'est-ce qui lui a pris à ce cinglé…?"


Firo examina le décor autour de lui tout en se remettant debout et vit que les tables avaient toutes été pulvérisées par la boule de feu. Des morceaux de nappe brûlaient encore ici et là.


Il aurait cru qu'une explosion pareille allait presque entièrement vaporiser Dallas, mais peut-être les explosifs avaient-ils été conçus de manière à diriger la déflagration vers l'extérieur ; l'homme était étalé par terre près des ascenseurs, le corps quasiment intact. Le mot important restant 'quasiment', vu qu'il lui faudrait encore quelque temps pour que les pièces manquantes finissent de s'assembler avant qu'il ne se relève.


De l'autre côté du restaurant, près des fenêtres, Firo repéra deux personnes affaissées par terre. On aurait dit Tim et Adelle, mais avant que Firo ne puisse s'approcher pour vérifier, Tim commença à se relever lentement de son propre effort, en s'appuyant en grimaçant sur ses coudes.



"Merde… Genoard, espèce d'enfoiré…"


Son corps tremblait comme une feuille. Chaque battement de cœur envoyait une vague de souffrance et lui coupait la respiration. Il se rappelait avoir été pris en plein dans l'explosion ; pourtant, malgré la douleur atroce, il ne voyait aucune trace de brûlure sur son corps.


'On dirait que j'ai eu de la chance…?'


Tim posa ses mains à plat contre le sol pour tenter de se relever, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Apparemment, il allait devoir rester assis encore quelques minutes. La plupart des flammes s'étaient échappées par les grandes baies vitrées, et bien que Tim puisse voir des morceaux de tapis et quelques nappes déchirées qui brûlaient encore, il ne semblait pas y avoir de risque d'incendie dans l'immédiat.


"Adelle… Adelle, réponds-moi !"


Tim laissa échapper un gémissement de détresse quand il aperçut la silhouette de la jeune femme étendue à côté de lui. Ses habits étaient parsemés de trous là où le tissu était tombé en cendres, et il aperçut ce qui ressemblait à des brûlures très graves sur son dos et ses bras.


"Merde… Elle était déjà suffisamment blessée comme ça, fait chier…"


Il hésita un instant, interloqué par le fait qu'Adelle soit aussi grièvement touchée alors que lui n'avait aucune trace de brûlure.


'Attends… Ne me dis pas qu'elle a encaissé la déflagration pour me couvrir ?'


Il obtint la réponse à sa question en se penchant plus près, lorsqu'il l'entendit murmurer tout bas.


"Est-ce… est-ce que je vaux mieux qu'un… échec ? Est-ce que.. j'ai pu… servir à quelque chose…"


"Pauvre idiote…"


Bien qu'officiellement sous la juridiction des Larvae, les Lamia opéraient le plus souvent de façon indépendante, et Adelle était la seule parmi eux qu'on pouvait vraiment considérer sous les ordres de Tim. Ils travaillaient donc ensemble depuis un bout de temps, mais ils n'étaient pas proches au point qu'elle se sacrifie à son égard.


Elle avait probablement vécu une expérience traumatisante durant son temps chez les Lamia qui l'avait poussée à vouloir protéger Tim. En tout cas, c'était la seule raison qu'il voyait pour expliquer son geste ; mais honnêtement il avait d'autres chats à fouetter pour le moment. Il fallait qu'il parvienne à relever Adelle, et qu'ils se sortent tous les deux de cet enfer. Il se mit à ramper vers elle, se tirant à la force des bras, vu que ses jambes refusaient toujours de répondre.


Jusqu'à ce qu'on lui écrase le poignet.


"Argh… Genoard !"


Tim releva la tête et croisa le regard de Dallas, notant la haine meurtrière qui dévorait son visage. Le torse de Dallas était presque nu, ses habits réduits en poussière par l'explosion, et même son pantalon était noirci et brûlé par endroits.


"Tu sais quoi, Tim ? Ces histoires d'immortalité, c'est le pied parfois. T'as vu ? J'suis déjà frais comme un gardon, pendant que toi tu rampes dans les ordures comme un putain de ver de terre."


"Dois-je comprendre que vous n'avez pas apprécié la façon dont nous vous avons traité ?"


"Je me contrefous de ce que vous m'avez fait. Mais je vous avais dit que si vous touchiez à Eve - si vous osiez seulement penser à lui faire le moindre mal - vous alliez le regretter. Tant pis pour vous."


"…Mais alors, pourquoi diable êtes-vous revenu ici ? Je suis bien conscient que c'est difficile à concevoir pour un homme de votre intellect, mais vous auriez très bien pu aller chercher votre sœur et vous enfuir ensemble," commenta Tim, pas intimidé pour deux sous. Dallas fit une grimace et détourna les yeux.


"…C'est le seul moyen que je connaisse de la protéger."


"Genoard, votre dépravation n'en finit pas de m'étonner tant elle recèle de profondeurs inespérées."


"Ta gueule," cracha Dallas, en envoyant un coup de pied violent dans l'estomac de Tim.


"Ahh…!"


Attrapant Tim et Adelle par le bras, Dallas se retourna et commença à se diriger vers l'une des verrières éclatées, en traînant derrière lui les deux comparses. Là où se dressait auparavant un grand carreau de verre solide, plus rien ne séparait désormais l'intérieur du restaurant du ciel qui surplombait la ville. Dallas continua d'avancer, un pas devant l'autre, tirant lentement mais sûrement ses victimes vers le précipice.



– –



"Christopher !" cria Chi, courant à perdre haleine vers son partenaire inconscient.


En arrivant face à Vino, il se mit à fixer l'assassin d'un air sévère, sans se laisser perturber par le décor étrange formé par le soleil lumineux et la pluie incessante.


"Ça suffit comme ça."


"Oh, tu n'es pas venu te joindre à nous ? Je pensais que tu allais m'attaquer en même temps que celle qui me jetait des anneaux."


"…C'est ce que j'aurais fait si cela faisait partie de la mission. Et c'est ce que je vais faire, si vous essayez d'achever Christopher."


Bien qu'il sache qu'il n'avait pas la moindre chance face à cet homme, Chi ne montrait pas la moindre trace de peur ; sa voix restait glaciale et son expression intraitable tandis qu'il soutenait le regard de Vino. Ce dernier semblait se moquer complètement des yeux meurtriers que lui jetait Chi, et il se mit à ricaner.


"Calme-toi, mon vieux. Crois-moi, si j'avais un contrat, j'aurais fini le boulot, mais… Vous autres, vous bossez pour le père de Chane, pas vrai ? J'pense pas qu'il apprécierait beaucoup que son gendre se mette à buter ses employés."


"Quoi..?" Pour une fois, Chi avait l'air sincèrement surpris.


Chane, de retour, grimpa le long de la pente jusqu'à Vino pendant que Chi hésitait, repassant les paroles de l'assassin dans sa tête.


"Hé, Chane. Comment ça se passe en bas ?"


Chane, bien sûr, resta muette, se contentant d'incliner la tête.


"Ah, vraiment ? Alors Firo et les mômes sont OK ? Super, super tout ça."


Satisfait d'apprendre que ses amis étaient sains et saufs, Vino se pencha pour ramasser le corps inerte de Christopher, le jetant comme un sac de chiffons à Chi. L'asiatique attrapa son ami inconscient avec l'aisance de celui qui a l'expérience de trimbaler des corps et le souleva sur son épaule.


"…Mais qui vous êtes, bande de tarés ?" marmonna-t-il dans sa barbe, dévisageant d'un air absent les grands yeux clairs de Chane. Soudain, il se rappela où est-ce qu'il avait déjà vu des yeux pareils, dorés et profonds. "Umm, je vois… Je savais que j'avais déjà entendu le nom 'Chane' quelque part."


'Alors, à supposer que les renseignements des Jumeaux soient exacts, ce type doit être Vino.'


"Mmm…"


Le mystère de la défaite de Christopher était résolu. Chi tourna le dos à l'homme le plus dangereux de toute l'Amérique du Nord et s'éloigna. Son esprit tournait à plein régime, réfléchissant à comment il pourrait le tuer si leurs chemins devaient à nouveau se croiser.



Vino passa un moment à observer Chi qui s'en allait, puis se tourna vers Chane avec un grand sourire.


"Cette voix zarb s'est tue, et je ne vois plus aucun anneau voler vers nous, alors j'imagine que c'est vraiment terminé."


Il jeta un coup d'œil derrière lui pour vérifier que Chi était parti et reprit, "Tu sais, j'ai réalisé quelque chose d'important aujourd'hui, Chane. Je pensais que j'avais vu tout ce que le monde avait à offrir, mais j'avais tort. Il me reste encore des tonnes de choses à découvrir."


Chane leva la tête vers son fiancé.


"Si ce type s'était battu avec une arme correcte…"


Claire Stanfield jeta un regard pensif dans la direction où Chi avait emmené Christopher, et décerna à son adversaire vaincu le plus grand compliment dont il était capable.


"…J'aurais pu me sentir menacé, l'espace d'une seconde."



– –



"Hé, Isaac. Allez, debout."


"Tout va bien, Miria ?"


Firo et Ennis étaient accroupis auprès du couple de cambrioleurs, en train de leur donner des claques légères pour les ranimer.


"Hmm ? Hein ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Ils ont disparu dans un nuage de fumée ?"


Miria toussa. "C'était sûrement l'explosion la plus impressionnante du monde…"


Après s'être assuré que ses deux amis ne craignaient rien, Firo se releva et sursauta, choqué par ce qu'il aperçut.


'Dallas ?!'


Dallas aurait dû être encore KO, et pourtant non seulement avait-il déjà fini de se régénérer, il était réveillé et en pleine forme, en train de traîner Tim et Adelle vers l'une des fenêtres. Il était visiblement prêt à les jeter dans le vide.


"Quel petit fumier !"


Firo ne savait pas qui était Tim, et il connaissait à peine Adelle, mais il ne pouvait pas rester là à regarder Dallas les tuer de sang-froid. Il recula légèrement, se préparant à courir jusqu'au voyou pour l'arrêter, mais avant qu'il n'ait le temps de s'élancer il vit quelqu'un d'autre s'approcher dans le dos de Dallas.


"Hein ? Attends, lui c'est le type aux ciseaux qui reste dans le coin depuis tout à l'heure. C'était pas un ami de Claire ?"


Et là, tandis que Firo observait, l'homme leva une grosse paire de ciseaux aux lames d'un tranchant menaçant, et les planta lentement, soigneusement, dans le dos à découvert de Dallas Genoard.



'On peut dire que j'aurai fini en beauté.'


Tim s'était résigné à son sort ; peut-être était-ce pour cette raison qu'il mit quelques secondes à réaliser que la main qui agrippait son bras s'était relâchée et l'avait laissé retomber.


"Hein ?"


"Gargh… Ah… Argh…"


"…Je suis désolé. Alors vous vous appelez Dallas Genoard ? Bonjour," dit Tick. Sa voix légère et joyeuse de tous les jours avait disparue, remplacée par un ton au sérieux préoccupant. Il tenait une paire de ciseaux dans la main droite, et les maintenait bien enfoncés dans la colonne vertébrale de Dallas.


"T-tout çan'a rienàvoir avec t-, toiespèce de co-connard…" parvint à prononcer Dallas, la voix rauque secouée par la douleur. Il arrivait à peine à former les mots correctement.


Tick se contenta de sourire, avec tristesse.


"…Je suis désolé. Je comprends ce que vous ressentez. Je sais que vous aimez votre petite sœur, qu'elle vous est si chère que vous ne pourrez jamais pardonner ceux qui essaient de lui faire du mal, et que rien que d'y penser vous êtes tellement en colère que vos idées s'embrouillent."


"Alors… alooors pourq-quoi…"


"C'est exactement pour cette raison que je ne peux pas vous pardonner. Comment pourrais-je rester là sans rien faire et vous regarder tuer mon petit frère ?"


Tim - non, Tack Jefferson - eut le souffle coupé, et ouvrit grand les yeux.


"Tick… Comment ?! Tu le savais ?! Depuis quand ?!"


"Depuis hier," répondit calmement Tick. "Je t'ai reconnu dès que j'ai vu ton visage au manoir."


"Mais… Mais pourquoi tu…?!"


"Ne f-faites pas comme si j'étais pa-pas là, bande de dégénérés…"


Dallas leva lentement la main droite, luttant pour saisir les ciseaux plantés dans son dos. Tick saisit tranquillement une seconde paire accrochée à sa ceinture et les enfonça dans l'épaule droite de Dallas.


"Ah… ah… a-ah…"


Il les fit tourner d'un tour complet. Le bras de Dallas perdit toute force et retomba immobile à son côté.


"Je suis désolé. Vous pouvez me haïr, si vous voulez."


Tick fit un pas en avant, vers la fenêtre, et Dallas n'eut d'autre choix que de suivre le mouvement.


"Quand je t'ai vu, Tack, j'ai eu envie de te dire bonjour. Mais tu as dit que tu t'appelais Tim, et j'ai vu comment tu t'habillais, je me suis dit, 'Ah, je pense qu'il veut faire une croix sur le passé'. Je ne voulais pas être un poids pour toi. Je comptais faire comme si je ne savais pas jusqu'à ce que tu t'en ailles, mais…"


"…Tu n'as pas pu t'empêcher d'interférer avec ma vie, encore une fois. Tout ce que je voulais, c'était m'éloigner de vous, de tout le monde," répondit son frère.


Tick sourit, toujours avec cette ombre maussade qui hantait son visage.


"Pas comme moi. J'ai fait de mon mieux pour découvrir ces choses qui relient les gens, ce qu'ils appellent la famille… Mais tout ce que j'ai trouvé…"


Tick laissa la paire de ciseaux dans l'épaule de Dallas, en sortit une nouvelle et la planta à son tour dans le flanc gauche du voyou.


"A-a-a-a-ah…"


Les poumons de Dallas avaient cessé de fonctionner ; sa respiration était hachée, sifflante, et de petits bruits étranglés inquiétants s'échappaient de sa gorge.


"Les seules choses que j'ai apprises étaient du genre, 'si je coupe ici, alors cette partie là arrête de bouger'."


Tick fit encore un pas en avant, tout près du bord, et se plaça à côté de Dallas. Il lui tourna la tête d'une main, de façon à ce qu'ils se retrouvent face à face.


"Observez bien mon visage, s'il vous plaît," dit Tick, lentement, prenant soin d'étirer les voyelles. La lumière du soleil traversait les nuages, illuminant sa tête. Son expression, le mélange parfait de tristesse et de joie, était de celles qui vous marquaient à vie.


"C'est moi qui vous fais autant souffrir en ce moment, et c'est moi qui vais vous pousser de cette fenêtre. Tack… Tim n'a rien à voir là-dedans. Moi, je m'appelle Tick. Tick Jefferson. Je veux que vous conserviez toute votre haine pour moi."


Il fit une pause quelques secondes, avant de reprendre.



im17



"Si vous êtes toujours décidé à vous venger de Tim, rappelez-vous juste une chose. Je sais à quoi ressemble votre sœur, et je sais où elle habite."


L'expression de Dallas changea du tout au tout. En un clin d'œil, la fureur disparut de son visage, remplacée par un désir meurtrier d'une noirceur infinie. Tick acquiesça, satisfait.


"Je suis désolé. J'espère que vous me comprendrez," dit-il, avant de se souvenir d'un détail important. "Ah, c'est vrai. Je crois que quelqu'un vous attend en bas."


Tick retira les ciseaux dans le dos de Dallas, et lui donna juste une légère poussée en avant.


"Quand je vous vois, j'ai l'impression que j'arrive à comprendre le sens des liens familiaux. Mais je n'ai pas le choix, je suis obligé de les retourner contre vous… Je suis vraiment désolé."



– –



"Je dois aller là-haut !"


"Attendez attendez, attendez ! Vous ne pouvez pas aller là ! C'est trop dangereux !"


Fang essayait désespérément de retenir Eve qui tenait à monter au sommet de l'immeuble pour trouver la raison de cette explosion.


"Pas de peur ! Votre frère est OK ! Il ne peut pas mourir, vous vous souvenez ?"


"Mais… Mais je ne peux…"


Fang leva à nouveau la tête vers le haut du gratte-ciel. L'explosion ne semblait pas avoir provoqué d'incendie, il ne voyait plus de fumée sortir par les fenêtres.


"Regardez, vous voyez ? Tout va parfait maintenant. Et la police ne vient pas. Calmez-vous, s'il vous plaît."


Eve se mordit la lèvre, frustrée, mais accepta d'écouter Fang pour le moment. Elle resta là où elle était et leva des yeux inquiets vers le Mist Wall.


À peu près trente secondes s'écoulèrent ainsi, en silence. Puis quelque chose se détacha de la silhouette du bâtiment.


"Qu'est-ce que c'est que ça ?"


Quoi que ça puisse être, l'objet était en train de tomber, et vite ; sa silhouette se précisait au fur et à mesure qu'il se rapprochait du sol. Fang fixa avec attention le point obscur, avant de sursauter avec effroi. L'objet en chute libre avait des bras et des jambes.


"Oh non… Non, Miss Eve ! Ne regardez pas !" cria-t-il, et il la prit dans ses bras, se plaçant devant elle pour la protéger du spectacle.


Quelques secondes plus tard, un choc sourd retentit, mélangé à des bruits d'éclaboussure ; les cris paniqués des rares passants ne tardèrent pas à éclater. Eve tremblait, sans comprendre ce qui venait de se passer, et elle se dégagea lentement des bras de Fang. Et là, elle vit…



– –



Juste au moment où Tick poussait Dallas par une fenêtre, Chi rentrait dans la salle par une autre, transportant Christopher sur son épaule. Le tueur ne semblait pas souffrir de blessures graves, mais il était toujours inconscient, et il allait probablement lui falloir un bout de temps avant qu'il puisse se déplacer de lui-même. Chi observa la salle par acquis de conscience avant de s'arrêter, stupéfié de retrouver Tim et Adelle en aussi piteux état.


"Qu'est-ce qui vous est arrivé ?!"


"Bah, je n'ai rien de grave. Viens plutôt t'occuper d'Adelle," répondit Tim.


Chi regarda d'un air pensif ses deux collègues pendant quelques instants, comme s'il hésitait sur la décision à prendre, puis il finit par crier, "Sham ! Hilton ! Peu importe lequel ! Est-ce que l'un des Jumeaux est ici ?!"


Quelqu'un vint répondre à l'appel au secours de Chi. Tout le monde se demanda comment quelqu'un avait pu se planquer durant tout ce temps, et pourtant un homme sortit de la cuisine et s'approcha de Chi.


"Hein ? Attends, il ne s'est pas enfui avec les autres tout à l'heure ?" s'interrogea Jacuzzi en reconnaissant l'individu. Il s'agissait du serveur qui était venu lui demander de partager sa table.


"Ah… Sham, hein. Désolé de t'embêter. File-moi un coup de main pour porter Adelle."


Le serveur acquiesça sans un mot et souleva Adelle sur son épaule, accompagna Chi dans un ascenseur et partit avec lui jusqu'au rez-de-chaussée.


Vino et Chane débarquèrent à leur tour comme pour les remplacer, leur arrivée marquant plus ou moins le point final de l'incident. Vino observa autour de lui d'un air absent et s'étonna, "Hmm ? Où est passé Dallas ?"


"Il avait un rendez-vous pressant," répliqua Tick.


"Ah, d'accord."


Ceux qui avaient assisté à la scène se mirent à frissonner au sens caché de ses mots. Ils ne purent s'empêcher de penser que Tick Jefferson dissimulait quelque chose de sinistre en lui. Le plus terrifiant, c'est qu'il disait techniquement la vérité. Mais Tick était déjà de retour à la normale, ou à ce qui passait pour normal avec lui. Son allure menaçante d'il y a quelques instants s'était déjà dissipée.



– –



Vu qu'il ne restait plus personne pour clore l'affaire de façon formelle, la dizaine de gens encore présents finirent par se séparer par petits groupes pour aller vaquer à leurs occupations. Tous ceux qui étaient recherchés par la sécurité avaient déjà quitté les lieux, les autres avaient donc le champ libre pour partir en toute tranquillité. Quoique, une tranquillité toute relative dans le cas de certains.


"…Ennis. Tu penses qu'ils disaient la vérité ?"


"De quoi parles-tu, Firo ?"


"Tu sais. L'histoire comme quoi tous ceux qui bossent ici sont…"


"…Même si c'était vrai, on ne pourrait rien y faire…"


Pendant que l'ascenseur les emmenait au rez-de-chaussée, Firo et Ennis discutaient de plusieurs détails préoccupants.


"Et ces types, les Lamia. On a eu du bol que Claire soit là pour les chasser, mais… Tu crois qu'ils vont revenir à la charge ?"


"Mes frères et sœurs…"


"Hé, ne laisse pas leurs bobards te monter à la tête, d'accord ?"


Ennis lui sourit avec confiance.


"Ne t'inquiète pas. J'ai déjà deux frères fabuleux, Firo. Toi et Czes, vous êtes la famille la plus merveilleuse dont je puisse rêver."


Firo plongea dans le silence et baissa la tête, incapable de répondre.


'Un frère, hein… Alors pour Ennis, je suis… 'Chier…'



– –



"Tu n'es pas blessée, hein, Chane ?" demanda Vino tandis que les portes de la cabine se refermaient. Elle acquiesça, et ils poursuivirent la descente en silence.


Ils étaient à peu près à mi-chemin du rez-de-chaussée quand Vino rouvrit la bouche, l'air étrangement pensif.


"…Huey Laforet et Nebula…"


Chane fixa le visage de son fiancé. Elle avait l'air de lui poser une question.


"Hein ? Oh, c'est rien. Y'a juste… Ben, je me disais que j'ignorais encore plein de choses sur toute cette histoire. Genre, qui c'était ce vampire et ses amis. Ça m'énerve, cette sensation d'être en dehors de la boucle, comme si le monde continuait de tourner sans moi," murmura Vino, l'air déprimé. "Je crois qu'il est temps de faire mon grand retour dans ce monde."


Réalisant ce qu'il entendait par là, Chane écarquilla les yeux juste un tantinet.


"…S'il se produit encore quelque chose comme ça, il faudra que j'aille toucher deux mots à ton père," reprit-il naturellement, comme si Huey Laforet se trouvait de l'autre côté du pâté de maisons et non pas dans les boyaux de la plus impénétrable prison sur Terre. Mais Chane sembla accepter sa déclaration, et se contenta d'acquiescer.


"…Attends une minute. J'ai l'impression d'avoir oublié quelque chose…" marmonna Vino, avec un visage confus qu'on ne lui voyait pas souvent ; mais Chane n'avait aucune suggestion à lui proposer et elle secoua la tête, pas plus avancée que lui.



– –



"Ouf… J'ai l'impression de sortir d'un cauchemar."


"C'est clair. Je suis tellement crevée… J'espère juste que tout le monde s'en est sorti sans bobos."


"Ouais."


Jacuzzi, Nice et Donny entrèrent dans l'un des ascenseurs, se relâchant finalement après plusieurs dizaines de minutes d'un stress intense. Bientôt, ils seraient loin de cet immeuble, et pourraient retrouver le reste du gang au point de rendez-vous qu'ils avaient fixé.


"J'ai l'impression qu'on oublie un truc…"


"Hé, t'as raison ! On a pas pensé à prévenir Fang !"


"Ouais."


"…Vous êtes encore plus insouciants que Tick, à votre manière. Bah, peu importe. Il est temps de discuter affaires."


Les trois amis se figèrent, sentant leur sang se glacer dans leurs veines lorsque la voix s'éleva derrière eux. Leur surprise était telle qu'ils ne pensèrent même pas à s'enfuir avant qu'il soit trop tard. Les portes de la cabine se refermèrent en coulissant, et ils se retournèrent lentement pour faire face à l'homme qui ne se trouvait pourtant pas dans la cabine quand ils y étaient entrés.


Ils étaient partis pour une longue, très longue descente jusqu'au rez-de-chaussée.



– –



Tim restait silencieux, soutenu d'un côté par Tick et de l'autre par Maria. Même la jeune assassin, d'habitude la première à mettre les pieds dans le plat, avait remarqué l'atmosphère pesante et gardait prudemment la bouche close ; malheureusement Tick était loin d'avoir les mêmes égards.


"Alors, qu'allez-vous faire maintenant, M. Tim ?"


"Tu peux m'appeler Tack, tu sais. Je suis ton frère, nom de Dieu."


"Quoi ?! Tu fais partie de sa famille, amigo ?!"


Tick informa rapidement Maria des événements qu'elle avait manqués pendant qu'elle était KO et reposa sa question, "Alors, qu'est-ce que tu vas faire maintenant, Tack ?"


"Je vais… Je vais continuer comme avant, à faire le sale boulot de Huey. Je ne suis peut-être qu'une marionnette dans ses mains, mais… Un jour, je renverserai le cours du destin."


"Tu te trompes, Tack," répondit Tick, en souriant toujours. "Personne n'est destiné à dépenser sa vie au service de quelqu'un d'autre. Comment pourrais-tu briser des attaches qui n'existent pas ?"


Tack fixa son frère en silence, se demandant presque si l'homme à côté de lui était bien le même que celui qui avait poussé Dallas Genoard dans le vide. Mais quelque chose lui revint en tête, et le décida à reprendre la parole.


"Hé, Tick…"


"Hmm ?"


"Pourquoi est-ce que tu as tué Jimmy ?" demanda Tim, déterminé à finalement éclaircir ce mystère remontant à leur enfance. Mais il n'aurait jamais imaginé recevoir une réponse pareille.


"Oh, Jimmy ? Je ne l'ai pas tué."


"…Quoi ? Attends. Attends une seconde. Si tu ne l'as pas tué alors pourquoi est-ce que tu ne m'as jamais rien dit, bon Dieu ?"


"Si je t'avais dit que ce n'était pas moi, j'aurais eu l'air encore plus suspect, non ?"


Tim médita sur son explication un moment. "Alors pourquoi tu n'as jamais répondu quand je te hurlais de me rendre Jimmy ?"


"Oh… J'étais juste en train de penser à quel point j'aurais aimé pouvoir exaucer ton vœu."


Tim sentait un début de migraine s'installer dans son crâne, mais ça n'empêchait pas ses neurones de tourner furieusement.


"Alors… Ce n'était vraiment pas toi ?"


"Mhmm. Quand je suis rentré à la maison ce jour-là, les ciseaux étaient déjà plantés dans son dos."


"Je ne comprends rien à ce que vous racontez, amigo. Qui est Jimmy ?"


Tim ignora Maria et Tick qui commençaient à discuter, et se concentra sur la foule de théories absurdes et de conjectures qui défilait dans sa tête. Hélas, leur cabine d'ascenseur atteint le rez-de-chaussée avant qu'il ne puisse aboutir à une conclusion. Il sortirent tous les trois dans le hall et se retrouvèrent dans un monde étrangement normal.


Les deux réceptionnistes à l'accueil envoyaient des sourires polis à tout le monde, et les agents de sécurité se promenaient sans hâte dans la salle, observant d'un air distrait les affiches sur les murs avec un ennui mortel. Des employés passèrent devant eux en bavardant de leur repas de midi. C'était comme si les événements de la matinée n'avaient jamais eu lieu.


Il y avait une voiture de police stationnée près de l'entrée. En passant à côté, Tim épia prudemment la conversation à l'intérieur, mais de ce qu'il put entendre, ils n'étaient apparemment venus que pour enquêter sur l'explosion au dernier étage. Ils n'entendit pas un mot sur un homme chinois armé de gantelets, ou un lunatique aux yeux rouges et aux dents de requin.


Un certain nombre de civils avaient dû réussir à s'échapper, aussi bien ceux du hall d'accueil que ceux du restaurant au dernier étage, mais il ne semblait pas en rester un seul dans les parages. Tim se demanda quel genre de pressions ils avaient bien pu exercer sur la police et les témoins pour les museler aussi rapidement, et se rappela les mots du sénateur Beriam ; il ne put s'empêcher de frissonner.



Chacun des employés de Nebula dans le hall était immortel. Tim ne distinguait aucune différence visible entre eux et les humains ordinaires, ce qui rendait la situation encore plus terrifiante. Huey souhaitait lui aussi créer un grand nombre d'immortels imparfaits - se pouvait-il que l'expérience de Nebula cherche à atteindre le même objectif que son maître ?


Tim avait beau retourner la question dans sa tête, il ne se sentait pas plus près de trouver une réponse à ses interrogations. Tout ce qu'il avait gagné, c'était une impression diffuse de malaise. Comme s'il s'était perdu dans un brouillard épais qui venait de s'abattre, pour étouffer et dissimuler à l'abri des regards tous les phénomènes anormaux qui venaient de se produire…



3 Ligne tirée du poème "Jabberwocky", de Lewis Carrol.



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